04-03-2021, 07:20 PM
Voici le début d'une nouvelle brève histoire qui, j'espère vous satisfera...
3 - Une ville sinistrée
J'avais entrevu Claude à la gare du Nord où j'attendais le train qui devait me conduire à Calais mais j'ai fait sa connaissance dans la gare maritime de ce port où régnait une intense agitation qui n'était pas uniquement due à la tempête qui déchaînait la mer d'une manière telle que les traversées étaient suspendus jusqu'à nouvel avis : cela provoquait la panique chez tous les passagers à destination de l'Angleterre. Même si je restais calme, j'étais sérieusement agacé car j'allais rater toutes mes correspondances pour la suite de mon voyage.
- Mesdames et Messieurs, nous regrettons de vous informer que le trafic vers l'Angleterre est suspendu en raison des conditions météorologiques et ne reprendra, en principe que demain vers midi.
A ce moment, ce fut la ruée sur les guichets de renseignements et des hôtel et dans le vaste hall, il ne restait plus que quelques personnes dont le jeune homme que j'avais vaguement repéré à Paris et qui se trouvait dans la même voiture que moi, mais à l'autre extrémité. On s'est regardé et je me suis approché
- Salut, moi c'est Antoine, on pourrait éventuellement unir nos destinées, qu'en penses-tu ?
- Tout-à-fait d'accord, je suis Claude. On pourrait aller vers la ville et se renseigner sur place comment passer la nuit
Nous nous étions à peine mis en route qu'un homme d'une quarantaine d'années s'approcha de nous et nous proposa de nous héberger pour la nuit. Il avait une allure neutre, la voix claire et franche et son offre était tentante car la nuit tombait, il faisait un froid que la tempête accentuait et l'homme avait précisé qu'à cette heure et avec le temps que nous subissions nous ne trouverions aucune chambre d'hôtel. Partir dormir chez un individu que nous ne connaissions pas n'était pas très rassurant mais nous étions deux et nous ne risquions pas grand-chose. Il nous avait encore dit qu'en bas de chez lui, il y avait un bar qui faisait de la petite restauration, pas chère et bonne. Cette précision nous décida à accepter son offre. Sa voiture n'était pas loin et elle ressemblait plus à un tas de ferraille sur quatre roues mais, vaille que vaille, après une bonne demi-heure nous avons vu le bar d'où sortait une musique assourdissante.
L'homme habitait au troisième étage d'une maison assez délabrée mais qui tenait encore debout. C'était un tout petit appartement avec un séjour occupé par un clic-clac et une autre chambre avec un "grand" lit de 120 cm, le tout, à notre étonnement, assez propre. Nous comprîmes que nous occuperions le divan, l'homme nous donna une paire de draps non repassés mais sentant le frais et une couverture un peu douteuse. Nous descendîmes au bar enfumé où les hommes, il n'y avait pas de femmes, parlaient fort et pour la plus part de manière assez excitée. Mais l'homme avait raison, l'omelette était baveuse et le jambon excellent, le tout pour un prix dérisoire, même pour mes moyens très limités. Nous étions exténués par les heures de train et l'énervement du contretemps maritime aussi nous exprimâmes le souhait d'aller nous coucher. Il nous donna sans façon les clés en nous recommandant de les laisser sur la porte pour qu'il puisse entrer. Il nous faisait confiance, cela se voyait et c'était plus tôt rassurant, même si son équilibre était quelque peu instable.
Pendant le repas, Claude et moi avons naturellement beaucoup parlé et il s'avéra qu'il se rendait également à Liverpool pour une durée d'environ une année, qu'il fréquenterait le matin des cours d'anglais et l'après-midi il travaillerait dans un restaurant chinois, jusqu'à vingt-deux heures : son père, un riche commerçant tenait beaucoup à ce qu'il contribue aux frais de son séjour. Il avait loué une jolie chambre, selon les dires de la logeuse, située à mi-chemin entre école et restaurant. Pour ma part, j'allais travailler dans un bureau maritime qui m'avait immédiatement engagé au vu de ma connaissance des langues : français et allemand. Ma chambre était située sur l'autre rive de l'estuaire de la Mercey ce qui m'obligerait à prendre le vapeur dont le service se terminait à vingt-deux heures… Je n'avais aucune idée à quoi ma chambre ressemblait, mais je savais qu'elle était très bon marché ce qui m'arrangeait.
Nous avons cherché la douche, il n'y en avait pas : Par contre nous avons vu un rasoir à côté de l'évier. Les toilettes étaient minuscules, plus ou moins propres. Nous sommes rapidement tombés d'accord que, par mesure de sécurité, nous dormirions habillés ce qui n'était pas forcément un mal vu la température qui régnait dans la pièce ! Le lit fut vite fait, le sommier transperçait presque le mince matelas et le tout formait un creux au milieu du clic-clac : la nuit allait être pénible et douloureuse. Quelle que soit la position que nous adoptions, nous nous retrouvions dans le creux du lit, l'un contre l'autre quand ce n'était pas l'un sur l'autre ce qui m'obligeait évidemment à rapidement prendre une position plus correcte. Finalement, nous avons dormi, plutôt sommeillé, dos à dos, fesses contres fesses comme l'a dit Claude. Vers deux heures du matin, ce fut le grand chambardement, notre hôte revenait titubant, s'étalant une fois de manière telle que nous dûmes le hisser dans son lit, le laissant sombrer dans un profond sommeil entrecoupé de sonores ronflements.
À six heures nous étions debout, bagages bouclés, la tempête s'était quelque peu calmée et nous nous apprêtions à faire à pied le trajet de la veille lorsqu'une voiture s'arrêta pour nous ramener en ville. Le conducteur était officier de marine et nous lui avons raconté notre mésaventure et notre nuit mouvementée. Mais cette rencontre fut providentielle car il nous procura deux tickets pour le premier ferry à destination de Douvres.
La traversée fut assez agitée, le bateau dut attendre plusieurs heures avant de pouvoir accoster en raison du vent. Nous étions sur le pont et j'eus tout loisir d'observer mon compagnon de route. Il n'était pas très grand mais sa minceur, et non maigreur, atténuait sa petite taille, il avait une chevelure châtain foncé avec une raie sur le côté gauche mais qui vu le vent était à peine visible. Ses oreilles étaient bien formées mais assez petites, ses yeux presque noirs étaient sans cesse en mouvement et son regard avait quelque chose qui retenait l'attention sans que je puisse dire quelle en était la cause. L'ensemble était très plaisant d'autant qu'il était toujours de bonne humeur et souriant, avec le mot qui me faisait rire. Il était certainement un peu superficiel mais cela compensait avec ma timidité naturelle et mon côté assez conventionnel. Avec le temps, je m'apercevrai qu'il osait faire ce que je n'imaginais même pas envisager. Le garçon était intelligent et il avait très vite cerné mon caractère et durant tout notre séjour à Liverpool, il s'efforcera de m'ouvrir à la vie et à la société moderne.
Ma famille était composée de six enfants, trois garçons et trois filles, se suivant tous les quinze dix-huit mois, j'étais le troisième. Mon père était un petit cadre dans une entreprise de transport et son salaire ne suffisait pas à faire vivre sa famille de sorte que ma mère était contrainte de faire le ménage tous les soirs dans des bureaux. Dès notre plus jeune âge, nous avons donc appris à nous contenter de peu ce qui, dans l'optique de nos parents, était une vraie chance car cela nous donnerait la conscience que l'on peut se contenter de vivre honnêtement avec le minimum. Cette attitude correspondait parfaitement à la philosophie de notre père et surtout aux principes de la religion protestante, huguenote de surcroit, selon laquelle le travail est la base de tout, que rien n'est acquis mais que tout doit se mériter par le labeur, que ce que l'on possède n'est pas notre bien mais prêté pour le faire fructifier au profit de ceux qui ont moins de chance que nous. Tous les repas débutaient par une prière de remerciement pour ce qui était dans notre assiette, prononcée alternativement par chacun. Le dimanche matin, nous devions obligatoirement nous rendre à l'église pour profiter des bienfaits du sermon pastoral.
Toute la tribu acceptait cette discipline qui était normale pour chacun de nous, qui était même indispensable à notre salut ; toute la communauté admirait notre famille pour sa cohésion, son observance des rites religieux et notre ouverture envers ceux qui étaient moins favorisés que nous.
Tout allait donc pour le mieux sauf qu'un certain Antoine, j'étais le seul à ne pas porter un prénom issu de la Bible, pour des raisons que j'ignorais, commençait à sérieusement mettre en question ce mode de vie patriarcale qui ne laissait que très peu de place à l'affirmation de sa propre personnalité. Ma révolte se manifesta d'abord dans de petits incidents : au lieu des formules de remerciement en début de repas, je me contentais d'un simple "merci", chacun attendait une suite, il n'y en eut pas ! Assez vite on sauta mon tour. Un dimanche matin, pendant le service religieux, je suis tombé de ma place, je m'étais endormi ; un autre dimanche j'ai bâillé, plus bruyamment que je ne croyais. Une autre fois, sur une phrase du prédicateur, je murmurais "stupidité". Je fus évidemment convoqué par le pasteur d'autant que je venais de refuser mon apprentissage religieux, une fois par semaine pendant deux ans. J'avais argumenté que j'étais suffisamment grand et intelligent (!) pour savoir choisir moi-même ce qui me paraissait essentiel dans la religion et la manière dont j'entendais m'adresser à Dieu. Inutile de dire que j'étais le mouton noir de la famille et de la communauté, j'osais m'opposer à la tradition ancestrale, à ce tout ce qui faisait d'un être purement matériel un Homme doué d'une conscience capable de discerner le bien du mal.
Mon père, avant de me convoquer pour évoquer ma situation dans la famille, consulta plusieurs personnes aptes à lui donner des conseils judicieux, réfléchissant beaucoup pour trouver une solution qui protègerait sa famille sans pour autant me condamner à une déchéance matérielle et morale. C'est donc après une profonde réflexion que nous nous sommes retrouvés, tous les deux pour une longue et franche discussion dont j'ai gardé un très bon souvenir. Mon père est une personne simple mais qui n'est pas dénuée de bon sens et d'emblée il me précisa qu'il ne voulait en aucun cas une polémique entre nous, il voulait tout simplement trouver une sortie qui nous convienne à tous les deux. Il a très vite compris que j'avais un impérieux besoin de liberté non seulement du point de vue physique mais également intellectuel et moral. Il était prêt à m'accorder cette indépendance mais il s'inquiétait, en raison même de l'éducation que j'avais reçue, de savoir si je serais capable de me débrouiller et surtout de résister aux multiples tentations que le monde offrait à l'innocent que, pensait-il, j'étais. Je le rassurai en lui disant que cette même éducation serait le garde-fou de ma nouvelle vie. C'est ainsi que, muni d'un petit pécule, je quittai ma famille pour me rendre à Liverpool, à la fois heureux de la liberté qui m'était accordée mais en même temps angoissé par cette même liberté.
Pendant la traversée j'exposais succinctement le pourquoi de mon voyage et en même temps les craintes que celui-ci provoquait en moi car effectivement, après deux jours à peine de voyage, je devais constater que ce qui constituait jusque-là mon monde n'était plus ou que très partiellement valable maintenant.
Débarqués au petit matin, nous trouvâmes facilement un train pour Londres et, avec quelques peines nous avons trouvé la gare pour Liverpool et un train qui nous ferait arriver tardivement avec une chance de pouvoir traverser l'estuaire de la Mercey au dernier ferry de dix heures du soir. Nous quittâmes Londres avec une bonne heure de retard, le train s'arrêta à de nombreuses reprises en pleine campagne, parfois dans une gare de campagne sinistrement éclairée avec comme conséquence pratique que nous débarquions sur le quai de notre nouvelle ville passé l'heure fatidique.
Claude n'hésita pas un instant en me proposant de venir dormir dans sa chambre, la propriétaire lui avait dit qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Nous nous cotisâmes pour un taxi qui s'arrêta devant une maison identique à toutes les autres mais bien éclairée d'aspect encourageant. À peine sortis du taxi, une femme d'une quarantaine d'années nous accueille chaleureusement, elle avait appris qu'il y avait des problèmes sur le réseau et accepta immédiatement que je loge dans sa maison. Celle-ci était assez cossue et la chambre de Claude donnait sur le jardin arrière, elle était vaste et agréablement meublée, mon ami avait tout lieu d'être content. J'étais heureux pour lui mais un peu inquiet pour moi car depuis que je savais que sa location était plus du double de la mienne, cela ne serait certainement pas aussi avenant !
Nous étions épuisés, la maîtresse de maison fut donc informée que nous avions l'intention de dormir longtemps le lendemain. La toilette fut plus que rudimentaire, les bagages laissés pour demain et nous nous préparâmes pour la nuit où un lit de 140 cm nous attendait. Je ne m'étais jamais déshabillé devant quelqu'un, mon vêtement de nuit était dans ma valise que Claude avait décidé, comme pour la sienne, de ne pas ouvrir ce soir. J'allais donc devoir m'exposer en caleçon, je commençais à transpirer, je sentais mon visage se colorer, je me vis soudain perdu. Dans la glace de l'armoire j'aperçus Claude dans un slip moulant qu'il était tout simplement en train d'enlever, il était nu et ne semblait absolument pas perturbé. J'étais encore totalement vêtu, j'étais comme paralysé, incapable d'un seul mouvement
- Claude / Qu'est-ce que tu attends, tu veux que ce soit moi qui te déshabille ?
3 - Une ville sinistrée
J'avais entrevu Claude à la gare du Nord où j'attendais le train qui devait me conduire à Calais mais j'ai fait sa connaissance dans la gare maritime de ce port où régnait une intense agitation qui n'était pas uniquement due à la tempête qui déchaînait la mer d'une manière telle que les traversées étaient suspendus jusqu'à nouvel avis : cela provoquait la panique chez tous les passagers à destination de l'Angleterre. Même si je restais calme, j'étais sérieusement agacé car j'allais rater toutes mes correspondances pour la suite de mon voyage.
- Mesdames et Messieurs, nous regrettons de vous informer que le trafic vers l'Angleterre est suspendu en raison des conditions météorologiques et ne reprendra, en principe que demain vers midi.
A ce moment, ce fut la ruée sur les guichets de renseignements et des hôtel et dans le vaste hall, il ne restait plus que quelques personnes dont le jeune homme que j'avais vaguement repéré à Paris et qui se trouvait dans la même voiture que moi, mais à l'autre extrémité. On s'est regardé et je me suis approché
- Salut, moi c'est Antoine, on pourrait éventuellement unir nos destinées, qu'en penses-tu ?
- Tout-à-fait d'accord, je suis Claude. On pourrait aller vers la ville et se renseigner sur place comment passer la nuit
Nous nous étions à peine mis en route qu'un homme d'une quarantaine d'années s'approcha de nous et nous proposa de nous héberger pour la nuit. Il avait une allure neutre, la voix claire et franche et son offre était tentante car la nuit tombait, il faisait un froid que la tempête accentuait et l'homme avait précisé qu'à cette heure et avec le temps que nous subissions nous ne trouverions aucune chambre d'hôtel. Partir dormir chez un individu que nous ne connaissions pas n'était pas très rassurant mais nous étions deux et nous ne risquions pas grand-chose. Il nous avait encore dit qu'en bas de chez lui, il y avait un bar qui faisait de la petite restauration, pas chère et bonne. Cette précision nous décida à accepter son offre. Sa voiture n'était pas loin et elle ressemblait plus à un tas de ferraille sur quatre roues mais, vaille que vaille, après une bonne demi-heure nous avons vu le bar d'où sortait une musique assourdissante.
L'homme habitait au troisième étage d'une maison assez délabrée mais qui tenait encore debout. C'était un tout petit appartement avec un séjour occupé par un clic-clac et une autre chambre avec un "grand" lit de 120 cm, le tout, à notre étonnement, assez propre. Nous comprîmes que nous occuperions le divan, l'homme nous donna une paire de draps non repassés mais sentant le frais et une couverture un peu douteuse. Nous descendîmes au bar enfumé où les hommes, il n'y avait pas de femmes, parlaient fort et pour la plus part de manière assez excitée. Mais l'homme avait raison, l'omelette était baveuse et le jambon excellent, le tout pour un prix dérisoire, même pour mes moyens très limités. Nous étions exténués par les heures de train et l'énervement du contretemps maritime aussi nous exprimâmes le souhait d'aller nous coucher. Il nous donna sans façon les clés en nous recommandant de les laisser sur la porte pour qu'il puisse entrer. Il nous faisait confiance, cela se voyait et c'était plus tôt rassurant, même si son équilibre était quelque peu instable.
Pendant le repas, Claude et moi avons naturellement beaucoup parlé et il s'avéra qu'il se rendait également à Liverpool pour une durée d'environ une année, qu'il fréquenterait le matin des cours d'anglais et l'après-midi il travaillerait dans un restaurant chinois, jusqu'à vingt-deux heures : son père, un riche commerçant tenait beaucoup à ce qu'il contribue aux frais de son séjour. Il avait loué une jolie chambre, selon les dires de la logeuse, située à mi-chemin entre école et restaurant. Pour ma part, j'allais travailler dans un bureau maritime qui m'avait immédiatement engagé au vu de ma connaissance des langues : français et allemand. Ma chambre était située sur l'autre rive de l'estuaire de la Mercey ce qui m'obligerait à prendre le vapeur dont le service se terminait à vingt-deux heures… Je n'avais aucune idée à quoi ma chambre ressemblait, mais je savais qu'elle était très bon marché ce qui m'arrangeait.
Nous avons cherché la douche, il n'y en avait pas : Par contre nous avons vu un rasoir à côté de l'évier. Les toilettes étaient minuscules, plus ou moins propres. Nous sommes rapidement tombés d'accord que, par mesure de sécurité, nous dormirions habillés ce qui n'était pas forcément un mal vu la température qui régnait dans la pièce ! Le lit fut vite fait, le sommier transperçait presque le mince matelas et le tout formait un creux au milieu du clic-clac : la nuit allait être pénible et douloureuse. Quelle que soit la position que nous adoptions, nous nous retrouvions dans le creux du lit, l'un contre l'autre quand ce n'était pas l'un sur l'autre ce qui m'obligeait évidemment à rapidement prendre une position plus correcte. Finalement, nous avons dormi, plutôt sommeillé, dos à dos, fesses contres fesses comme l'a dit Claude. Vers deux heures du matin, ce fut le grand chambardement, notre hôte revenait titubant, s'étalant une fois de manière telle que nous dûmes le hisser dans son lit, le laissant sombrer dans un profond sommeil entrecoupé de sonores ronflements.
À six heures nous étions debout, bagages bouclés, la tempête s'était quelque peu calmée et nous nous apprêtions à faire à pied le trajet de la veille lorsqu'une voiture s'arrêta pour nous ramener en ville. Le conducteur était officier de marine et nous lui avons raconté notre mésaventure et notre nuit mouvementée. Mais cette rencontre fut providentielle car il nous procura deux tickets pour le premier ferry à destination de Douvres.
La traversée fut assez agitée, le bateau dut attendre plusieurs heures avant de pouvoir accoster en raison du vent. Nous étions sur le pont et j'eus tout loisir d'observer mon compagnon de route. Il n'était pas très grand mais sa minceur, et non maigreur, atténuait sa petite taille, il avait une chevelure châtain foncé avec une raie sur le côté gauche mais qui vu le vent était à peine visible. Ses oreilles étaient bien formées mais assez petites, ses yeux presque noirs étaient sans cesse en mouvement et son regard avait quelque chose qui retenait l'attention sans que je puisse dire quelle en était la cause. L'ensemble était très plaisant d'autant qu'il était toujours de bonne humeur et souriant, avec le mot qui me faisait rire. Il était certainement un peu superficiel mais cela compensait avec ma timidité naturelle et mon côté assez conventionnel. Avec le temps, je m'apercevrai qu'il osait faire ce que je n'imaginais même pas envisager. Le garçon était intelligent et il avait très vite cerné mon caractère et durant tout notre séjour à Liverpool, il s'efforcera de m'ouvrir à la vie et à la société moderne.
Ma famille était composée de six enfants, trois garçons et trois filles, se suivant tous les quinze dix-huit mois, j'étais le troisième. Mon père était un petit cadre dans une entreprise de transport et son salaire ne suffisait pas à faire vivre sa famille de sorte que ma mère était contrainte de faire le ménage tous les soirs dans des bureaux. Dès notre plus jeune âge, nous avons donc appris à nous contenter de peu ce qui, dans l'optique de nos parents, était une vraie chance car cela nous donnerait la conscience que l'on peut se contenter de vivre honnêtement avec le minimum. Cette attitude correspondait parfaitement à la philosophie de notre père et surtout aux principes de la religion protestante, huguenote de surcroit, selon laquelle le travail est la base de tout, que rien n'est acquis mais que tout doit se mériter par le labeur, que ce que l'on possède n'est pas notre bien mais prêté pour le faire fructifier au profit de ceux qui ont moins de chance que nous. Tous les repas débutaient par une prière de remerciement pour ce qui était dans notre assiette, prononcée alternativement par chacun. Le dimanche matin, nous devions obligatoirement nous rendre à l'église pour profiter des bienfaits du sermon pastoral.
Toute la tribu acceptait cette discipline qui était normale pour chacun de nous, qui était même indispensable à notre salut ; toute la communauté admirait notre famille pour sa cohésion, son observance des rites religieux et notre ouverture envers ceux qui étaient moins favorisés que nous.
Tout allait donc pour le mieux sauf qu'un certain Antoine, j'étais le seul à ne pas porter un prénom issu de la Bible, pour des raisons que j'ignorais, commençait à sérieusement mettre en question ce mode de vie patriarcale qui ne laissait que très peu de place à l'affirmation de sa propre personnalité. Ma révolte se manifesta d'abord dans de petits incidents : au lieu des formules de remerciement en début de repas, je me contentais d'un simple "merci", chacun attendait une suite, il n'y en eut pas ! Assez vite on sauta mon tour. Un dimanche matin, pendant le service religieux, je suis tombé de ma place, je m'étais endormi ; un autre dimanche j'ai bâillé, plus bruyamment que je ne croyais. Une autre fois, sur une phrase du prédicateur, je murmurais "stupidité". Je fus évidemment convoqué par le pasteur d'autant que je venais de refuser mon apprentissage religieux, une fois par semaine pendant deux ans. J'avais argumenté que j'étais suffisamment grand et intelligent (!) pour savoir choisir moi-même ce qui me paraissait essentiel dans la religion et la manière dont j'entendais m'adresser à Dieu. Inutile de dire que j'étais le mouton noir de la famille et de la communauté, j'osais m'opposer à la tradition ancestrale, à ce tout ce qui faisait d'un être purement matériel un Homme doué d'une conscience capable de discerner le bien du mal.
Mon père, avant de me convoquer pour évoquer ma situation dans la famille, consulta plusieurs personnes aptes à lui donner des conseils judicieux, réfléchissant beaucoup pour trouver une solution qui protègerait sa famille sans pour autant me condamner à une déchéance matérielle et morale. C'est donc après une profonde réflexion que nous nous sommes retrouvés, tous les deux pour une longue et franche discussion dont j'ai gardé un très bon souvenir. Mon père est une personne simple mais qui n'est pas dénuée de bon sens et d'emblée il me précisa qu'il ne voulait en aucun cas une polémique entre nous, il voulait tout simplement trouver une sortie qui nous convienne à tous les deux. Il a très vite compris que j'avais un impérieux besoin de liberté non seulement du point de vue physique mais également intellectuel et moral. Il était prêt à m'accorder cette indépendance mais il s'inquiétait, en raison même de l'éducation que j'avais reçue, de savoir si je serais capable de me débrouiller et surtout de résister aux multiples tentations que le monde offrait à l'innocent que, pensait-il, j'étais. Je le rassurai en lui disant que cette même éducation serait le garde-fou de ma nouvelle vie. C'est ainsi que, muni d'un petit pécule, je quittai ma famille pour me rendre à Liverpool, à la fois heureux de la liberté qui m'était accordée mais en même temps angoissé par cette même liberté.
Pendant la traversée j'exposais succinctement le pourquoi de mon voyage et en même temps les craintes que celui-ci provoquait en moi car effectivement, après deux jours à peine de voyage, je devais constater que ce qui constituait jusque-là mon monde n'était plus ou que très partiellement valable maintenant.
Débarqués au petit matin, nous trouvâmes facilement un train pour Londres et, avec quelques peines nous avons trouvé la gare pour Liverpool et un train qui nous ferait arriver tardivement avec une chance de pouvoir traverser l'estuaire de la Mercey au dernier ferry de dix heures du soir. Nous quittâmes Londres avec une bonne heure de retard, le train s'arrêta à de nombreuses reprises en pleine campagne, parfois dans une gare de campagne sinistrement éclairée avec comme conséquence pratique que nous débarquions sur le quai de notre nouvelle ville passé l'heure fatidique.
Claude n'hésita pas un instant en me proposant de venir dormir dans sa chambre, la propriétaire lui avait dit qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Nous nous cotisâmes pour un taxi qui s'arrêta devant une maison identique à toutes les autres mais bien éclairée d'aspect encourageant. À peine sortis du taxi, une femme d'une quarantaine d'années nous accueille chaleureusement, elle avait appris qu'il y avait des problèmes sur le réseau et accepta immédiatement que je loge dans sa maison. Celle-ci était assez cossue et la chambre de Claude donnait sur le jardin arrière, elle était vaste et agréablement meublée, mon ami avait tout lieu d'être content. J'étais heureux pour lui mais un peu inquiet pour moi car depuis que je savais que sa location était plus du double de la mienne, cela ne serait certainement pas aussi avenant !
Nous étions épuisés, la maîtresse de maison fut donc informée que nous avions l'intention de dormir longtemps le lendemain. La toilette fut plus que rudimentaire, les bagages laissés pour demain et nous nous préparâmes pour la nuit où un lit de 140 cm nous attendait. Je ne m'étais jamais déshabillé devant quelqu'un, mon vêtement de nuit était dans ma valise que Claude avait décidé, comme pour la sienne, de ne pas ouvrir ce soir. J'allais donc devoir m'exposer en caleçon, je commençais à transpirer, je sentais mon visage se colorer, je me vis soudain perdu. Dans la glace de l'armoire j'aperçus Claude dans un slip moulant qu'il était tout simplement en train d'enlever, il était nu et ne semblait absolument pas perturbé. J'étais encore totalement vêtu, j'étais comme paralysé, incapable d'un seul mouvement
- Claude / Qu'est-ce que tu attends, tu veux que ce soit moi qui te déshabille ?