14-02-2022, 01:23 PM
Un grand silence, un très grand silence s'installe. J'enfonce le clou : "Il s'appelle comment ? Edouard peut-être ?"
- Mam [d'une voix sourde] / Ce n'est pas un homme, c'est une femme, Jeanne. Je l'aime, nous nous aimons, elle m'a appris des tas de choses que je ne connaissais pas et
- Moi / Cela ne m'étonne pas, ton ex, enfin mon père, papa quoi n'était pas une femme que je sache
- Mam / Je te défends de me parler de cette manière…
- Moi / Maman, arrête s'il te plaît, nous sommes sur un plan d'égalité : tu aimes une femme, tu es lesbienne.
Moi j'aime les garçons, je suis gay. Alors ne soyons pas hypocrites, respectons-nous, aime qui tu en as envie, cela ne me regarde pas c'est ta vie privée. Mais laisse-moi également vivre la vie qui me plaît, avec des garçons ou même des filles.
Maman se le tient pour dit, ce qui est facilité par le fait que quelques jours plus tard, elle emménage chez son amie Jeanne. J'ai dès lors la disposition de l'appartement pour moi tout seul avec un salon et deux chambres. En partant, maman m'a juste dit que ce logement appartenait à Edouard Vidal et qu'elle ne dirait rien pour que je puisse en profiter. Cette déclaration ne me plaît pas, j'ai toujours été honnête et je n'ai pas envie de tromper celui qui est mon père, biologique en tout cas. Et ce père, quel qu'il soit, j'ai envie de le connaître et que lui me connaisse. Je ne peux pas faire semblant de ne pas avoir de père puisque maintenant j'en ai un, vivant. Ce serait me tromper moi-même, ce serait le renier alors que je viens de le trouver. Et il y a Sébastien.
Spécialiste en chirurgie réparatrice, cela me fait rêver d'aider mon ami à éventuellement récupérer au moins une partie de ce qu'il n'a plus. J'en ai parlé avec lui, il n'avait pas l'air très chaud, affirmant que la médecine ne peut rien pour lui et que, surtout, il s'est accepté comme il est. J'ai de la peine à comprendre qu'il ne veuille pas saisir cette chance unique de consulter un grand spécialiste (je me suis discrètement renseigné) qui, sans faire de miracles, pourrait tout au moins tenter d'améliorer sa situation et qui sait, peut-être plus. Je n'ai pas l'habitude de renoncer au premier obstacle à une idée qui me tient à cœur : aussi je dégage des prodiges d'éloquence pour obtenir de Sébastien qu'au moins il m'autorise d'évoquer son cas avec mon père en restant dans l'anonymat le plus absolu.
Car, ce père, je suis bien décidé à le rencontrer malgré la forte réticence de ma mère. Je veux le rencontrer et je le ferai dans un esprit positif, sans lui faire de reproches pour m'avoir, nous avoir abandonnés ma mère et moi. Abandonnés physiquement certes, mais ma mère ne peut pas nier que, financièrement parlant, il a été très généreux avec nous.
J'ai pris rendez-vous en appelant son cabinet mais j'ai préféré ne pas donner mes noms de famille, Vidal ou Lejeune, afin d'éviter un refus de me rencontrer. Je viens sous le nom de Matthias Martin qui, à la suite d'un grave accident de vélo, a subi de très sérieuses blessures au niveau de ses organes génitaux au point que je fais de la dépression, je pense au suicide. La secrétaire me pose de nombreuses questions auxquelles je réponds en m'inspirant de la situation de Sébastien. Elle commence par me dire que le premier rendez-vous possible est dans trois mois mais lui ayant lancé de manière presque agressive "mais j'ai tout juste dix-huit ans, je ne peux pas rester comme ça, c'est intolérable" elle me propose de voir le docteur jeudi de la semaine prochaine à dix-sept heures tout en me prévenant qu'il a souvent du retard.
Je rentre chez nous, enfin chez moi maintenant, soulagé mais en même temps je sais très bien que ma nervosité va augmenter à l'approche de cette date décisive. Je n'ai pas averti ma mère : au contraire je lui ai dit, fâché, qu'une consultation n'était actuellement pas concevable et qu'on reprendrait contact avec moi. J'ai remarqué le petit sourire narquois de ma mère, visiblement elle était soulagée.
Par contre, j'ai tenu Sébastien au courant, c'est la moindre des choses et j'ai même obtenu, non sans peine, que je puisse le photographier sous toutes les coutures, de près comme de loin. Si ces photos ne montraient pas l'horreur de sa mutilation, je pourrais en obtenir sans peine un très bon prix, elles auraient un grand succès, c'est certain. Mais tel n'est pas le cas, Sébastien n'a même pas jugé nécessaire de me recommander la discrétion. J'ai préparé tout un dossier récapitulatif, très bien présenté.
Jeudi est enfin arrivé, j'ai rarement été aussi nerveux car c'est non seulement une éventuelle amélioration pour Sébastien mais c'est aussi mon propre avenir qui va se jouer, probablement dans les secondes ou les minutes qui vont suivre mon entrée dans le cabinet médical du Docteur Vidal : maman m'avait seulement dit lorsqu'elle avait lâché son nom que j'étais son portrait craché. J'ai trouvé aux puces un vieux pantalon beaucoup trop large pour moi car avec ma soi-disant infirmité il ne pouvait pas être question que je porte un jean serré. J'arrive également avec de grosses lunettes de soleil pour atténuer ma ressemblance si celle-ci est trop criante. La secrétaire m'a regardé avec un drôle d'air, je dois vaguement lui rappeler quelqu'un, mon cœur bat la chamade. Elle me demande ma carte d'identité et ma carte maladie : confus, je lui avoue que je les avais préparées mais que, très nerveux, je les avais finalement oubliées. "Ce n'est pas grave, apportez-les la prochaine fois". Par prudence, je lui donne une adresse fictive mais mon vrai numéro de portable. Le docteur a une bonne demi-heure de retard. Ma nervosité est visible car la secrétaire me dit gentiment, "ne soyez pas si nerveux ! Vous verrez le Dr. Vidal est très agréable, il sait parfaitement que ce n'est pas toujours facile de se montrer". Un homme a passé rapidement, j'ai juste eu le temps d'éprouver un choc, tellement je lui ressemble. Je n'ai aucun doute, il va immédiatement me reconnaître, peut-être me jeter hors de son cabinet.
J'entends une voix, plutôt sympathique dire "Mireille, faites entrer Monsieur Martin".
Je dois être d'une pâleur à faire peur, tout mon corps tremble. Mireille me propose un verre d'eau, "Vous verrez tout se passera très bien, n'ayez pas peur". Si elle savait !
Le docteur a la tête penchée sur un papier qu'il emplit, ne me voit pas : "Monsieur Martin, je suis tout de suite à vous, prenez place". Il relève la tête, me regarde, son bras tendu pour prendre mon dossier reste comme suspendu en l'air avant de redescendre lentement. Il me regarde avec intensité pendant un temps qui me paraît sans fin. Je remarque une esquisse de sourire qui disparaît rapidement. Il se lève, contourne son grand bureau, s'approche de moi et me tend la main
- Bonjour Matthias. Je savais qu'inévitablement nous nous rencontrerions un jour ou l'autre. Je ne pensais pas que ce serait un acte volontaire de ta part mais puisque tu es là on va discuter ensemble.
- Un instant s'il te plaît. Mireille, pouvez-vous venir un instant
- Mireille / Oui, docteur.
Et quelques secondes plus tard
- Dr / Mireille, je vous présente mon fils Matthias Vidal qui s'est présenté sous une double fausse identité, Martin ou Lejeune ou maintenant Vidal, quoi, un parfait faussaire ! S'il vous plaît, annulez ma participation de ce soir et avertissez ma femme, vous pouvez lui dire que je vais faire connaissance de mon premier fils. Qu'elle ne s'inquiète surtout pas.
- Mireille / Bien docteur. Tu m'as bien fait marcher me dit-elle avec un sourire
- Moi / Non, je ne vous ai menti que sur mon identité, tout le reste est vrai, pas pour moi mais pour un ami
Je me suis immédiatement senti à l'aise, Edouard Vidal est quelqu'un de très agréable, il n'a pas l'air fâché de mon intrusion, j'ai même l'impression qu'il est content de faire ma connaissance.
Il m'a spontanément proposé de voir d'abord le dossier de Sébastien et que nous irions manger ensemble pour commencer à se connaître et à envisager l'avenir. Quand il a vu les photos, il a clairement eu l'air outré : "Mais qui a pu faire une chose pareille, un boucher aurait fait mieux sans difficultés". Je lui explique les circonstances particulières qui avaient concouru à cette situation. Il m'a simplement dit qu'il va rapidement se pencher sur le "cas Sébastien" mais que, dans tous les cas il faut faire quelque chose, qu'il est exclu de le laisser dans une telle situation qui pourrait sans autre le conduire à des pensées suicidaires, qu'il faut donc que je lui en parle très rapidement. Il me dit encore que ce garçon doit être très fort pour avoir accepté de se laisser photographier. Là encore, j'ai été très franc en relatant notre relation d'abord professionnelle qui a lentement évolué vers quelque chose de plus intime alors même que cette intimité n'est vraiment pas concevable vu son état, que nous étions tous les deux parfaitement conscients du côté équivoque et de fait impossible sauf si un traitement peut être entrepris. C'est à ce moment qu'il m'a dit que je ne dois pas m'illusionner, que la médecine et la chirurgie pourraient peut-être améliorer l'aspect visuel mais que pour les fonctions physiologiques il n'y a probablement aucun espoir. Je m'en doutais.
La discussion que nous avons eue tout au long du dîner, dans un très bon restaurant où il avait l'air d'être connu, a été très agréable et très franche, des deux côtés. J'avais vraiment l'impression de le connaître depuis longtemps, il m'a bien sûr longuement questionné sur ce que je faisais comme études, ce que je faisais de ma vie et je lui ai tout de suite dit que je ne savais pas vraiment si j'étais attiré par les garçons ou les filles. Il a souri en disant que pour vivre avec Sébastien et son handicap ce n'est pas forcément évident, ce que je n'imagine que trop. Nous allons bien sûr nous revoir rapidement, il me présentera sa femme et son fils un peu plus jeune que moi et qui sera certainement heureux d'apprendre qu'il a un grand frère. Peu avant minuit, il me dépose devant chez moi tout en me disant qu'il allait immédiatement faire le nécessaire pour que l'appartement soit transféré à mon nom. J'étais déjà sur le trottoir, la vitre de la voiture était baissée et, sans réfléchir à ce que je demandais, "Pourquoi tu as quitté maman ?" Il m'a longuement regardé et il a dit d'une voix basse qu'elle l'avait trompé avec une femme.
- Elle s'appelait Jeanne ?
- Oui, comment le sais-tu ?
- J'ai surpris son secret, dans un restaurant où elle dînait avec celui que je croyais être son amant, j'en étais heureux pour elle, je me réjouissais de faire sa connaissance. Or ce n'était pas un homme mais une femme qui s'appelle Jeanne. Elles étaient très amoureuses, leur regard ne trompait pas.
- Ah ! je comprends, ce que j'avais pris pour une aventure était en réalité un véritable amour. Est-ce que tu la connais ?
- Non papa, que maman soit lesbienne ne me dérange pas en soi, chacun a le droit de vivre sa sexualité comme il l'entend. Ce qui me dérange c'est que pendant toutes ces années elle m'ait laissé dans l'ignorance de cette liaison, même si à des petits signes je me doutais bien de quelque chose, sauf qu'elle me leurrait sur la personne. Et ça, cela me fait mal, très mal même !
- Soit patient, ne casse rien. Ah encore une chose ! Merci de m'avoir appelé "papa" il y a quelques instants.
J'ai la chance d'avoir un excellent sommeil mais cette nuit il fut spécialement bon, je suis heureux d'avoir retrouvé un père qui semble content de m'avoir récupéré, qui paraît même disposé à m'intégrer dans sa nouvelle famille.
C'est le cœur léger que je me suis rendu à la bibliothèque où je saluais quelques étudiants comme moi avec plus de chaleur qu'habituellement au point que l'un d'entre eux me demanda en riant si j'étais amoureux. Sébastien n'était pas là ce qui m'arrangeait plutôt car j'étais un peu perdu vis-à-vis de lui. L'un des bibliothécaires, celui que j'avais surnommé "tête de mort" en raison de son air avenant, était de service me tendit une enveloppe que je mis directement dans ma poche en pensant qu'il s'agissait de la facture mensuelle pour mes photocopies. À midi, ma bonne humeur était toujours visible et je suis fait gentiment charrier. J'avais envie de partager ma joie aussi je dis à celui qui m'avait demandé si j'étais amoureux
- Ce n'est pas ce que tu crois !
- C'est pas possible, c'est un homme ?
- [avec un grand sourire] Oui !
- [Grand silence à notre table, clairement mêlé de stupéfaction]
- Après vingt-trois ans, j'ai retrouvé mon père, c'est un type formidable !
La réaction de mes collègues est formidable de spontanéité, je les sens heureux pour moi et en même temps soulagés. L'un d'eux me regarde dans les yeux et me dit "Tu sais, même si cela avait été un mec, cela n'aurait rien changé pour moi".
Le soir, en me déshabillant, je retrouve la lettre et je constate mon nom écrit à la main d'une écriture que je ne reconnais pas aussi je vais directement à la signature : "Sébastien"
- Mam [d'une voix sourde] / Ce n'est pas un homme, c'est une femme, Jeanne. Je l'aime, nous nous aimons, elle m'a appris des tas de choses que je ne connaissais pas et
- Moi / Cela ne m'étonne pas, ton ex, enfin mon père, papa quoi n'était pas une femme que je sache
- Mam / Je te défends de me parler de cette manière…
- Moi / Maman, arrête s'il te plaît, nous sommes sur un plan d'égalité : tu aimes une femme, tu es lesbienne.
Moi j'aime les garçons, je suis gay. Alors ne soyons pas hypocrites, respectons-nous, aime qui tu en as envie, cela ne me regarde pas c'est ta vie privée. Mais laisse-moi également vivre la vie qui me plaît, avec des garçons ou même des filles.
Maman se le tient pour dit, ce qui est facilité par le fait que quelques jours plus tard, elle emménage chez son amie Jeanne. J'ai dès lors la disposition de l'appartement pour moi tout seul avec un salon et deux chambres. En partant, maman m'a juste dit que ce logement appartenait à Edouard Vidal et qu'elle ne dirait rien pour que je puisse en profiter. Cette déclaration ne me plaît pas, j'ai toujours été honnête et je n'ai pas envie de tromper celui qui est mon père, biologique en tout cas. Et ce père, quel qu'il soit, j'ai envie de le connaître et que lui me connaisse. Je ne peux pas faire semblant de ne pas avoir de père puisque maintenant j'en ai un, vivant. Ce serait me tromper moi-même, ce serait le renier alors que je viens de le trouver. Et il y a Sébastien.
Spécialiste en chirurgie réparatrice, cela me fait rêver d'aider mon ami à éventuellement récupérer au moins une partie de ce qu'il n'a plus. J'en ai parlé avec lui, il n'avait pas l'air très chaud, affirmant que la médecine ne peut rien pour lui et que, surtout, il s'est accepté comme il est. J'ai de la peine à comprendre qu'il ne veuille pas saisir cette chance unique de consulter un grand spécialiste (je me suis discrètement renseigné) qui, sans faire de miracles, pourrait tout au moins tenter d'améliorer sa situation et qui sait, peut-être plus. Je n'ai pas l'habitude de renoncer au premier obstacle à une idée qui me tient à cœur : aussi je dégage des prodiges d'éloquence pour obtenir de Sébastien qu'au moins il m'autorise d'évoquer son cas avec mon père en restant dans l'anonymat le plus absolu.
Car, ce père, je suis bien décidé à le rencontrer malgré la forte réticence de ma mère. Je veux le rencontrer et je le ferai dans un esprit positif, sans lui faire de reproches pour m'avoir, nous avoir abandonnés ma mère et moi. Abandonnés physiquement certes, mais ma mère ne peut pas nier que, financièrement parlant, il a été très généreux avec nous.
J'ai pris rendez-vous en appelant son cabinet mais j'ai préféré ne pas donner mes noms de famille, Vidal ou Lejeune, afin d'éviter un refus de me rencontrer. Je viens sous le nom de Matthias Martin qui, à la suite d'un grave accident de vélo, a subi de très sérieuses blessures au niveau de ses organes génitaux au point que je fais de la dépression, je pense au suicide. La secrétaire me pose de nombreuses questions auxquelles je réponds en m'inspirant de la situation de Sébastien. Elle commence par me dire que le premier rendez-vous possible est dans trois mois mais lui ayant lancé de manière presque agressive "mais j'ai tout juste dix-huit ans, je ne peux pas rester comme ça, c'est intolérable" elle me propose de voir le docteur jeudi de la semaine prochaine à dix-sept heures tout en me prévenant qu'il a souvent du retard.
Je rentre chez nous, enfin chez moi maintenant, soulagé mais en même temps je sais très bien que ma nervosité va augmenter à l'approche de cette date décisive. Je n'ai pas averti ma mère : au contraire je lui ai dit, fâché, qu'une consultation n'était actuellement pas concevable et qu'on reprendrait contact avec moi. J'ai remarqué le petit sourire narquois de ma mère, visiblement elle était soulagée.
Par contre, j'ai tenu Sébastien au courant, c'est la moindre des choses et j'ai même obtenu, non sans peine, que je puisse le photographier sous toutes les coutures, de près comme de loin. Si ces photos ne montraient pas l'horreur de sa mutilation, je pourrais en obtenir sans peine un très bon prix, elles auraient un grand succès, c'est certain. Mais tel n'est pas le cas, Sébastien n'a même pas jugé nécessaire de me recommander la discrétion. J'ai préparé tout un dossier récapitulatif, très bien présenté.
Jeudi est enfin arrivé, j'ai rarement été aussi nerveux car c'est non seulement une éventuelle amélioration pour Sébastien mais c'est aussi mon propre avenir qui va se jouer, probablement dans les secondes ou les minutes qui vont suivre mon entrée dans le cabinet médical du Docteur Vidal : maman m'avait seulement dit lorsqu'elle avait lâché son nom que j'étais son portrait craché. J'ai trouvé aux puces un vieux pantalon beaucoup trop large pour moi car avec ma soi-disant infirmité il ne pouvait pas être question que je porte un jean serré. J'arrive également avec de grosses lunettes de soleil pour atténuer ma ressemblance si celle-ci est trop criante. La secrétaire m'a regardé avec un drôle d'air, je dois vaguement lui rappeler quelqu'un, mon cœur bat la chamade. Elle me demande ma carte d'identité et ma carte maladie : confus, je lui avoue que je les avais préparées mais que, très nerveux, je les avais finalement oubliées. "Ce n'est pas grave, apportez-les la prochaine fois". Par prudence, je lui donne une adresse fictive mais mon vrai numéro de portable. Le docteur a une bonne demi-heure de retard. Ma nervosité est visible car la secrétaire me dit gentiment, "ne soyez pas si nerveux ! Vous verrez le Dr. Vidal est très agréable, il sait parfaitement que ce n'est pas toujours facile de se montrer". Un homme a passé rapidement, j'ai juste eu le temps d'éprouver un choc, tellement je lui ressemble. Je n'ai aucun doute, il va immédiatement me reconnaître, peut-être me jeter hors de son cabinet.
J'entends une voix, plutôt sympathique dire "Mireille, faites entrer Monsieur Martin".
Je dois être d'une pâleur à faire peur, tout mon corps tremble. Mireille me propose un verre d'eau, "Vous verrez tout se passera très bien, n'ayez pas peur". Si elle savait !
Le docteur a la tête penchée sur un papier qu'il emplit, ne me voit pas : "Monsieur Martin, je suis tout de suite à vous, prenez place". Il relève la tête, me regarde, son bras tendu pour prendre mon dossier reste comme suspendu en l'air avant de redescendre lentement. Il me regarde avec intensité pendant un temps qui me paraît sans fin. Je remarque une esquisse de sourire qui disparaît rapidement. Il se lève, contourne son grand bureau, s'approche de moi et me tend la main
- Bonjour Matthias. Je savais qu'inévitablement nous nous rencontrerions un jour ou l'autre. Je ne pensais pas que ce serait un acte volontaire de ta part mais puisque tu es là on va discuter ensemble.
- Un instant s'il te plaît. Mireille, pouvez-vous venir un instant
- Mireille / Oui, docteur.
Et quelques secondes plus tard
- Dr / Mireille, je vous présente mon fils Matthias Vidal qui s'est présenté sous une double fausse identité, Martin ou Lejeune ou maintenant Vidal, quoi, un parfait faussaire ! S'il vous plaît, annulez ma participation de ce soir et avertissez ma femme, vous pouvez lui dire que je vais faire connaissance de mon premier fils. Qu'elle ne s'inquiète surtout pas.
- Mireille / Bien docteur. Tu m'as bien fait marcher me dit-elle avec un sourire
- Moi / Non, je ne vous ai menti que sur mon identité, tout le reste est vrai, pas pour moi mais pour un ami
Je me suis immédiatement senti à l'aise, Edouard Vidal est quelqu'un de très agréable, il n'a pas l'air fâché de mon intrusion, j'ai même l'impression qu'il est content de faire ma connaissance.
Il m'a spontanément proposé de voir d'abord le dossier de Sébastien et que nous irions manger ensemble pour commencer à se connaître et à envisager l'avenir. Quand il a vu les photos, il a clairement eu l'air outré : "Mais qui a pu faire une chose pareille, un boucher aurait fait mieux sans difficultés". Je lui explique les circonstances particulières qui avaient concouru à cette situation. Il m'a simplement dit qu'il va rapidement se pencher sur le "cas Sébastien" mais que, dans tous les cas il faut faire quelque chose, qu'il est exclu de le laisser dans une telle situation qui pourrait sans autre le conduire à des pensées suicidaires, qu'il faut donc que je lui en parle très rapidement. Il me dit encore que ce garçon doit être très fort pour avoir accepté de se laisser photographier. Là encore, j'ai été très franc en relatant notre relation d'abord professionnelle qui a lentement évolué vers quelque chose de plus intime alors même que cette intimité n'est vraiment pas concevable vu son état, que nous étions tous les deux parfaitement conscients du côté équivoque et de fait impossible sauf si un traitement peut être entrepris. C'est à ce moment qu'il m'a dit que je ne dois pas m'illusionner, que la médecine et la chirurgie pourraient peut-être améliorer l'aspect visuel mais que pour les fonctions physiologiques il n'y a probablement aucun espoir. Je m'en doutais.
La discussion que nous avons eue tout au long du dîner, dans un très bon restaurant où il avait l'air d'être connu, a été très agréable et très franche, des deux côtés. J'avais vraiment l'impression de le connaître depuis longtemps, il m'a bien sûr longuement questionné sur ce que je faisais comme études, ce que je faisais de ma vie et je lui ai tout de suite dit que je ne savais pas vraiment si j'étais attiré par les garçons ou les filles. Il a souri en disant que pour vivre avec Sébastien et son handicap ce n'est pas forcément évident, ce que je n'imagine que trop. Nous allons bien sûr nous revoir rapidement, il me présentera sa femme et son fils un peu plus jeune que moi et qui sera certainement heureux d'apprendre qu'il a un grand frère. Peu avant minuit, il me dépose devant chez moi tout en me disant qu'il allait immédiatement faire le nécessaire pour que l'appartement soit transféré à mon nom. J'étais déjà sur le trottoir, la vitre de la voiture était baissée et, sans réfléchir à ce que je demandais, "Pourquoi tu as quitté maman ?" Il m'a longuement regardé et il a dit d'une voix basse qu'elle l'avait trompé avec une femme.
- Elle s'appelait Jeanne ?
- Oui, comment le sais-tu ?
- J'ai surpris son secret, dans un restaurant où elle dînait avec celui que je croyais être son amant, j'en étais heureux pour elle, je me réjouissais de faire sa connaissance. Or ce n'était pas un homme mais une femme qui s'appelle Jeanne. Elles étaient très amoureuses, leur regard ne trompait pas.
- Ah ! je comprends, ce que j'avais pris pour une aventure était en réalité un véritable amour. Est-ce que tu la connais ?
- Non papa, que maman soit lesbienne ne me dérange pas en soi, chacun a le droit de vivre sa sexualité comme il l'entend. Ce qui me dérange c'est que pendant toutes ces années elle m'ait laissé dans l'ignorance de cette liaison, même si à des petits signes je me doutais bien de quelque chose, sauf qu'elle me leurrait sur la personne. Et ça, cela me fait mal, très mal même !
- Soit patient, ne casse rien. Ah encore une chose ! Merci de m'avoir appelé "papa" il y a quelques instants.
J'ai la chance d'avoir un excellent sommeil mais cette nuit il fut spécialement bon, je suis heureux d'avoir retrouvé un père qui semble content de m'avoir récupéré, qui paraît même disposé à m'intégrer dans sa nouvelle famille.
C'est le cœur léger que je me suis rendu à la bibliothèque où je saluais quelques étudiants comme moi avec plus de chaleur qu'habituellement au point que l'un d'entre eux me demanda en riant si j'étais amoureux. Sébastien n'était pas là ce qui m'arrangeait plutôt car j'étais un peu perdu vis-à-vis de lui. L'un des bibliothécaires, celui que j'avais surnommé "tête de mort" en raison de son air avenant, était de service me tendit une enveloppe que je mis directement dans ma poche en pensant qu'il s'agissait de la facture mensuelle pour mes photocopies. À midi, ma bonne humeur était toujours visible et je suis fait gentiment charrier. J'avais envie de partager ma joie aussi je dis à celui qui m'avait demandé si j'étais amoureux
- Ce n'est pas ce que tu crois !
- C'est pas possible, c'est un homme ?
- [avec un grand sourire] Oui !
- [Grand silence à notre table, clairement mêlé de stupéfaction]
- Après vingt-trois ans, j'ai retrouvé mon père, c'est un type formidable !
La réaction de mes collègues est formidable de spontanéité, je les sens heureux pour moi et en même temps soulagés. L'un d'eux me regarde dans les yeux et me dit "Tu sais, même si cela avait été un mec, cela n'aurait rien changé pour moi".
Le soir, en me déshabillant, je retrouve la lettre et je constate mon nom écrit à la main d'une écriture que je ne reconnais pas aussi je vais directement à la signature : "Sébastien"