Chapitre 10 - Vacances aux Pays-Bas (6)
Lundi 17 août 1964, maison de Koen, Gouda
Koen guetta l’arrivée de son père par la fenêtre de sa chambre. Celui-ci rentrait rarement avant 23 heures mais, ce jour-là, il avait promis d’être à l’heure pour le repas du soir et il déboucha de la rue voisine sur son vélo, comme il en avait l’habitude. Frédéric se demanda si des gardes du corps le surveillaient discrètement, il ne vit personne. Les deux amis s’étaient changés au retour de la piscine et avaient passé des polos blancs et des pantalons.
Le père de Koen était plus petit que ses enfants, il avait les cheveux et la barbe grisonnants. Il embrassa son fils :
— Le retour de l’Enfant prodigue, dit-il en riant. Je ne sais pas s’il y aura du veau gras ce soir, pour sûr un très bon repas.
Frédéric était resté en retrait, il était mal à l’aise. Le père s’approcha de lui :
— Je pense que vous êtes l’ami suisse dont Koen nous a parlé, dit-il en français en lui touchant la main. Bonjour, Monsieur de Goumoëns.
— Bonjour, Monsieur le Premier Ministre.
— Laissons de côté les titres. Puis-je vous appeler par votre prénom ?
— Bien sûr, je m’appelle Frédéric.
— Je connais votre père.
— Il ne me l’a pas dit.
— Oh, ce n’est qu’une relation professionnelle. Vous savez que son entreprise transporte beaucoup de marchandises par bateau et il préside le comité pour développer la navigation fluviale, en particulier en creusant le canal du Rhin au Rhône, en Suisse. Il est venu nous présenter le projet et s’assurer de notre soutien alors que j’étais encore ministre des transports.
Frédéric se demanda si cette relation n’était que professionnelle, ou si c’était son père qui avait incité le premier ministre à inscrire Koen dans l’école de Grindelwald, et peut-être même souhaité qu’ils partageassent la même chambre.
Ils passèrent à table tôt, vers 18 heures. Le père récita d’abord le bénédicité. La mère et la grand-mère avaient préparé un repas traditionnel : du hareng salé comme entrée ; une potée avec des pommes de terre, du chou et des saucisses ; le tout accompagné de bière.
Frédéric et le père continuèrent à parler de la navigation sur le Rhin :
— Il vous faudra venir en bateau la prochaine fois, dit le père, cela prend du temps mais c’est un très beau voyage, en particulier le passage de la Lorelei.
— J’y penserai.
— Et je vous conseille de visiter le port lorsque vous serez à Amsterdam.
Le café fut servi avec un verre d’eau-de-vie de genièvre. Le père prit ensuite la parole :
— Je n’ai parlé avec Frédéric que de transports fluviaux, je me suis presque cru à un dîner officiel. C’est donc l’heure du discours. Tout d’abord merci à nos deux cuisinières, j’espère que vous avez aimé, Frédéric. On ne peut pas faire de fondue avec le Gouda.
— C’était excellent, merci beaucoup.
Les autres acquiescèrent et félicitèrent la mère et la grand-mère.
— Je vais m’adresser au fils prodigue et lui demander s’il a aimé son séjour en Suisse, pas seulement la cuisine.
— La cuisine est très bonne, il y a un jeune apprenti cuisinier qui a beaucoup de talent.
Koen n’osa pas ajouter qu’il était mignon et circoncis.
— Et pour le reste ?
— Tout est parfait, je n’ai eu aucun souci, fit Koen, je me suis bien entendu avec les autres étudiants.
— Je suis content. Je savais que dans cette école la bonne entente entre les étudiants est primordiale, même les amitiés particulières sont tolérées. Je te prie de m’excuser si tu as eu l’impression que je voulais me débarrasser de toi en t’envoyant en Suisse.
— Je n’ai pas eu cette impression.
— Tu sais que mon parti met la famille au centre de son programme et si l’un de mes enfants avait… comment dire… une autre vision de la vie de couple, je préfèrerais que cela reste secret.
— Tu pourrais perdre des électeurs.
— Ce ne serait pas un drame pour moi, je ne vais pas rester au pouvoir pendant des décennies, nous ne sommes pas la famille royale. Je pense plutôt à mon parti, qui défend le mieux les valeurs chrétiennes sur lesquelles je base ma vie. Je vous assure que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour favoriser les personnes qui ont une sexualité différente, cela doit cependant rester dans l’ombre.
— Je te comprends.
— Vous êtes nés trop vite, j’espère que dans vingt ou trente ans les mentalités auront évolué. Tous mes vœux de bonheur à vous deux.
Le père leva son verre et ajouta :
— Tous mes vœux de bonheur également à Greta et Piet.
— Euh, fit celui-ci, gêné, j’ai aussi quelque chose à te dire.
— Je t’écoute.
— Greta et moi avons décidé de nous fiancer.
— Vous fiancer ? Déjà ? Vous êtes encore jeunes, vous avez tout le temps.
— Nous avons bien réfléchi, nous désirons nous marier au printemps prochain.
— Les traditions se perdent, dit le père en riant, autrefois ce n’étaient pas les enfants qui décidaient. J’espère que ce n’est pas parce que Greta est enceinte.
— Non, fit Piet en rougissant, nous… nous prenons nos précautions.
— Très bien, continuez à les prendre jusqu’au mariage.
Le père récita une prière d’action de grâces et termina par ces mots :
— Que Dieu vous bénisse, même ceux qui ne croient pas en Lui, n’est-ce pas Koen ? Es-tu allé à l’église tous les dimanches en Suisse ?
— Nous n’avons pas eu le temps… Cela ne te dérange pas ?
— Je n’ai pas mis au monde des enfants pour qu’ils soient mes clones. Vous êtes libres de vivre vos vies comme vous le désirez. Je sais bien que tu as un esprit trop rationnel pour accepter un Dieu immatériel. Le message du Christ est plus important que de croire ou ne pas croire en Lui, tu aideras ton prochain en le soignant. Assez philosophé pour ce soir. Nous n’avons pas eu de dessert, c’était voulu, je vous propose de marcher un peu et de déguster des coupes glacées au bord d’un canal.
— Et la vaisselle ? demanda la grand-mère.
— Les enfants s’en chargeront au retour.
Les deux amis montèrent dans leur chambre prendre une veste.
— Je ne n’ai jamais senti aussi ému que pendant le discours de ton père, dit Frédéric.
— Mets-toi à ma place, il sait que je suis homosexuel et que je ne crois pas en Dieu. Je n’aurais jamais pensé qu’il soit aussi large d’esprit.
— Tu avais encore l’idée que tu te faisais de lui lorsque tu étais un enfant.
— Oui, il était assez sévère, nous ne le voyions pas beaucoup.
— La vie est belle. On se marie aussi au printemps ?
— Nous sommes encore jeunes, nous avons tout le temps.
— Aurais-tu encore quelques zizis en pleine forme à découvrir avant ?
— Quelques dizaines ou quelques centaines… Mon père a dit que nous sommes nés trop vite. Attendons encore vingt ou trente ans avant de nous marier.
— Tu me fais penser à Don Giovanni dans l’opéra de Mozart, Mille et tre… zizis. Je suis ton valet Leporello qui tient la comptabilité.
Koen et Frédéric échangèrent un long baiser avant de rejoindre les autres.
Lundi 17 août 1964, maison de Koen, Gouda
Koen guetta l’arrivée de son père par la fenêtre de sa chambre. Celui-ci rentrait rarement avant 23 heures mais, ce jour-là, il avait promis d’être à l’heure pour le repas du soir et il déboucha de la rue voisine sur son vélo, comme il en avait l’habitude. Frédéric se demanda si des gardes du corps le surveillaient discrètement, il ne vit personne. Les deux amis s’étaient changés au retour de la piscine et avaient passé des polos blancs et des pantalons.
Le père de Koen était plus petit que ses enfants, il avait les cheveux et la barbe grisonnants. Il embrassa son fils :
— Le retour de l’Enfant prodigue, dit-il en riant. Je ne sais pas s’il y aura du veau gras ce soir, pour sûr un très bon repas.
Frédéric était resté en retrait, il était mal à l’aise. Le père s’approcha de lui :
— Je pense que vous êtes l’ami suisse dont Koen nous a parlé, dit-il en français en lui touchant la main. Bonjour, Monsieur de Goumoëns.
— Bonjour, Monsieur le Premier Ministre.
— Laissons de côté les titres. Puis-je vous appeler par votre prénom ?
— Bien sûr, je m’appelle Frédéric.
— Je connais votre père.
— Il ne me l’a pas dit.
— Oh, ce n’est qu’une relation professionnelle. Vous savez que son entreprise transporte beaucoup de marchandises par bateau et il préside le comité pour développer la navigation fluviale, en particulier en creusant le canal du Rhin au Rhône, en Suisse. Il est venu nous présenter le projet et s’assurer de notre soutien alors que j’étais encore ministre des transports.
Frédéric se demanda si cette relation n’était que professionnelle, ou si c’était son père qui avait incité le premier ministre à inscrire Koen dans l’école de Grindelwald, et peut-être même souhaité qu’ils partageassent la même chambre.
Ils passèrent à table tôt, vers 18 heures. Le père récita d’abord le bénédicité. La mère et la grand-mère avaient préparé un repas traditionnel : du hareng salé comme entrée ; une potée avec des pommes de terre, du chou et des saucisses ; le tout accompagné de bière.
Frédéric et le père continuèrent à parler de la navigation sur le Rhin :
— Il vous faudra venir en bateau la prochaine fois, dit le père, cela prend du temps mais c’est un très beau voyage, en particulier le passage de la Lorelei.
— J’y penserai.
— Et je vous conseille de visiter le port lorsque vous serez à Amsterdam.
Le café fut servi avec un verre d’eau-de-vie de genièvre. Le père prit ensuite la parole :
— Je n’ai parlé avec Frédéric que de transports fluviaux, je me suis presque cru à un dîner officiel. C’est donc l’heure du discours. Tout d’abord merci à nos deux cuisinières, j’espère que vous avez aimé, Frédéric. On ne peut pas faire de fondue avec le Gouda.
— C’était excellent, merci beaucoup.
Les autres acquiescèrent et félicitèrent la mère et la grand-mère.
— Je vais m’adresser au fils prodigue et lui demander s’il a aimé son séjour en Suisse, pas seulement la cuisine.
— La cuisine est très bonne, il y a un jeune apprenti cuisinier qui a beaucoup de talent.
Koen n’osa pas ajouter qu’il était mignon et circoncis.
— Et pour le reste ?
— Tout est parfait, je n’ai eu aucun souci, fit Koen, je me suis bien entendu avec les autres étudiants.
— Je suis content. Je savais que dans cette école la bonne entente entre les étudiants est primordiale, même les amitiés particulières sont tolérées. Je te prie de m’excuser si tu as eu l’impression que je voulais me débarrasser de toi en t’envoyant en Suisse.
— Je n’ai pas eu cette impression.
— Tu sais que mon parti met la famille au centre de son programme et si l’un de mes enfants avait… comment dire… une autre vision de la vie de couple, je préfèrerais que cela reste secret.
— Tu pourrais perdre des électeurs.
— Ce ne serait pas un drame pour moi, je ne vais pas rester au pouvoir pendant des décennies, nous ne sommes pas la famille royale. Je pense plutôt à mon parti, qui défend le mieux les valeurs chrétiennes sur lesquelles je base ma vie. Je vous assure que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour favoriser les personnes qui ont une sexualité différente, cela doit cependant rester dans l’ombre.
— Je te comprends.
— Vous êtes nés trop vite, j’espère que dans vingt ou trente ans les mentalités auront évolué. Tous mes vœux de bonheur à vous deux.
Le père leva son verre et ajouta :
— Tous mes vœux de bonheur également à Greta et Piet.
— Euh, fit celui-ci, gêné, j’ai aussi quelque chose à te dire.
— Je t’écoute.
— Greta et moi avons décidé de nous fiancer.
— Vous fiancer ? Déjà ? Vous êtes encore jeunes, vous avez tout le temps.
— Nous avons bien réfléchi, nous désirons nous marier au printemps prochain.
— Les traditions se perdent, dit le père en riant, autrefois ce n’étaient pas les enfants qui décidaient. J’espère que ce n’est pas parce que Greta est enceinte.
— Non, fit Piet en rougissant, nous… nous prenons nos précautions.
— Très bien, continuez à les prendre jusqu’au mariage.
Le père récita une prière d’action de grâces et termina par ces mots :
— Que Dieu vous bénisse, même ceux qui ne croient pas en Lui, n’est-ce pas Koen ? Es-tu allé à l’église tous les dimanches en Suisse ?
— Nous n’avons pas eu le temps… Cela ne te dérange pas ?
— Je n’ai pas mis au monde des enfants pour qu’ils soient mes clones. Vous êtes libres de vivre vos vies comme vous le désirez. Je sais bien que tu as un esprit trop rationnel pour accepter un Dieu immatériel. Le message du Christ est plus important que de croire ou ne pas croire en Lui, tu aideras ton prochain en le soignant. Assez philosophé pour ce soir. Nous n’avons pas eu de dessert, c’était voulu, je vous propose de marcher un peu et de déguster des coupes glacées au bord d’un canal.
— Et la vaisselle ? demanda la grand-mère.
— Les enfants s’en chargeront au retour.
Les deux amis montèrent dans leur chambre prendre une veste.
— Je ne n’ai jamais senti aussi ému que pendant le discours de ton père, dit Frédéric.
— Mets-toi à ma place, il sait que je suis homosexuel et que je ne crois pas en Dieu. Je n’aurais jamais pensé qu’il soit aussi large d’esprit.
— Tu avais encore l’idée que tu te faisais de lui lorsque tu étais un enfant.
— Oui, il était assez sévère, nous ne le voyions pas beaucoup.
— La vie est belle. On se marie aussi au printemps ?
— Nous sommes encore jeunes, nous avons tout le temps.
— Aurais-tu encore quelques zizis en pleine forme à découvrir avant ?
— Quelques dizaines ou quelques centaines… Mon père a dit que nous sommes nés trop vite. Attendons encore vingt ou trente ans avant de nous marier.
— Tu me fais penser à Don Giovanni dans l’opéra de Mozart, Mille et tre… zizis. Je suis ton valet Leporello qui tient la comptabilité.
Koen et Frédéric échangèrent un long baiser avant de rejoindre les autres.
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