CHAPITRE III - Fin
Vingt heures cinquante-sept.
L’apéritif dînatoire sur la table basse de la terrasse est prêt. Chips, toasts, panini, petites verrines achetées l'après-midi même en rentrant de la plage avec des saveurs salées et sucrées, gâteaux apéritifs divers, frittes de carottes crues, dés de chou-fleur et un peu d'encornés en persillade le tout accompagné de guacamole et de houmous. J'hésite sur le fond musical, le classique ? Mais je ne suis pas fan, la musique tendance ? Je me demande si c'est son truc, le jazz ? Bof. Au final, j'opte pour quelque-chose de neutre juste pour accommoder la soirée d'une présence musicale.
Côté boissons, j’ai un peu de tout ; alcoolisées ou non alcoolisées. Tout devrait bien se passer de ce côté.
Sur le plan vestimentaire, je porte un bermuda bleu nuit avec une chemisette blanche, des socquettes blanches également et une paire de baskets.
Vingt et une heures...
Vingt et une heures dix...
J'entends le bruit métallique d’une serrure. Une porte s'ouvre et se referme.
Vingt et une heures quinze...
Les mêmes bruits venant des communs et la sonnette retentit.
- Bonsoir Alice
- Bonsoir Pascal. Désolé j'ai été retardée par des travaux sur la route. Ils profitent de la période estivale pour renouveler le revêtement routier. Ça créé des bouchons pas possibles et en plus avec les touristes, ça n’arrange rien.
- Pas de soucis Alice. Entrez, je vous en prie.
- Je peux ? dit-elle en me montrant le flacon de gel hydro-alcoolique posé sur le guéridon à l'entrée.
- Oui évidemment, il est là pour ça.
- Merci.
Je ferme la porte derrière elle. En s'aspergeant les mains, elle m'inonde de son sourire radieux que je commence à connaître et elle jette un regard rapide sur le séjour qui fait aussi office de salle à manger.
Chez moi, les murs sont nus, peints en blanc, un blanc chaud que j'apprécie. Ils mériteraient d'être rafraîchis mais je m'en contenterai. Je n'aime pas les cadres ou les photos accrochés aux murs et les bibelots se comptent sur les doigts d'une main. Comme je déménage somme toute assez souvent, je ne m'encombre pas. Il n'y a là que l'essentiel.
- C'est exactement la même configuration d’appartement que le mien si ce n’est qu’il est inversé. Vous devez avoir la cuisine, la salle de bain et les toilettes à gauche et les chambres à droite.
- Oui c'est cela, je vais donc pouvoir vous épargner la visite alors ? lui dis-je sur un ton ironique.
- En effet, ça ira Pascal. Je devrais arriver à m'y retrouver dit-elle sur le même ton.
- Pour l'apéritif, ce sera par là. Venez !
Je l'emmène sur le balcon où elle choisit de s’asseoir sur l'une des deux banquettes type salon de jardin qui jouxtent la table basse. Je m'assois sur celle presque en face d’elle.
- On avait dit apéritif et vous avez préparé un véritable festin ! s'exclame t'elle admirative et en même temps pleine de reproches.
- Juste un apéritif dînatoire Alice. Je ne vais tout de même pas vous laisser repartir ce soir la faim au ventre !
Elle sourit. Elle a troqué son chemisier contre un débardeur bleu ciel qui masque difficilement les bretelles blanches de son soutien-gorge. Je note au passage qu'elle n'en portait pas en fin de matinée. Elle a le même jean que ce matin, celui qui épouse très bien ses atours et qui masque l’emplacement de son triangle d’or largement dégagé à la naissance de ses jambes, j'adore. Ses cheveux sont remontés en un chignon décontracté, un peu sauvage dévoilant maintenant ses oreilles et accentuant davantage encore la forme de son visage. Ses pommettes et ses lèvres dessinées d'une main de maître se fondent avec harmonie dans cet ensemble qui reste juvénile. Ses yeux couleur noisette - je les voyais plus foncé - rient beaucoup plus que ses lèvres illuminant son visage à chaque sourire. Possible qu'elle joue et abuse de cet outil de séduction puisque comme Camille, ses lèvres sourient très souvent. Mais peut-être est-ce aussi une position défensive ? Je ne sais pas. Elle n'est pas maquillée, juste une petite touche de parfum ajoutée avant de venir, celui qui m'avait déjà enivré en fin de matinée dans l’ascenseur. Le bronzage est vraiment léger à croire que le soleil n’a pas trouvé prise sur son corps.
Sa personnalité dégage un altruisme incroyable, une générosité débordante, une bienveillance remarquable, une douceur naturelle. Elle semble fragile mais je devine en arrière-plan une force douce capable de surprendre. Je ne la perçois ni séductrice, ni aguicheuse, juste contente d'être ici et ça se sent, ça se voit. Elle me regarde de ses grands yeux innocents. Mes défenses fondent. Je sens poindre le danger et en même temps j’ai hâte de l’affronter. J'ai l'intime conviction qu'elle vient elle aussi de me passer au crible, cochant les cases de sa check-list à chaque bon point.
Je m’habitue à son visage de femme enfant. Elle dégage une pureté naturelle, un côté puéril aussi qui se joue de tous les clichés habituels. Pour une femme ordinaire elle est loin, très loin d’être ordinaire.
Alice est à l'aise et j'aime bien. Elle me dit être dans la région depuis une petite dizaine d'années. Elle travaille en tant qu'infirmière dans un hôpital à une vingtaine de kilomètres d'ici. Ses horaires sont décalés et il arrive qu'elle soit sollicitée le week-end, parfois la nuit. Avec le covid-19, elle n'a pas eu beaucoup de répits. C'était presque du travail non-stop. Là elle commence juste à récupérer.
Elle est grave et son sourire a disparu lorsqu’elle se confie :
- J'ai été confrontée à des situations dramatiques. Même si de par mon métier on est préparé, ce n'est pas toujours évident de voir partir des patients qui nous ont fait confiance et qui ne se sont jamais réveillés.
Je l'écoute silencieusement. Ses yeux si pétillants se sont voilés légèrement et lorsqu'ils sont embués, ils sont tout aussi magnifiques que lorsqu'ils rient. J’ai envie de la prendre dans mes bras, de la rassurer, de lui remettre en place la petite mèche rebelle qui s’est échappée de son chignon et qui s’agite sur son front, d’essuyer ses yeux humides, de l’embrasser. Mais mon corps est incapable de bouger. Tous mes muscles sont à l’arrêt, momifiés par cette inconnue qui se dévoile.
Elle laisse ses émotions s‘enfuir en courant dans la nuit qui commence à nous envelopper.
- On va parler d'autres choses. Je ne voudrais pas gâcher la soirée. Et vous ? Qu'est-ce qui vous a amené ici ?
Je lui explique que je gère une agence orientée sur les nouvelles technologies, que j'ai un contrat d'une année pour remettre au goût du jour le système informatique d'un grand équipementier automobile, que mon équipe que j’ai recrutée pour la circonstance, débarquera la semaine prochaine. C’est un travail mais c’est avant tout aussi une passion.
- Et puis j'ai trouvé cette petite location et je m'y suis installé. La suite, vous la connaissez ! Le tintamarre des chats, votre présence sur le balcon, l'orage, …
Les pommettes d’Alice prennent un peu de couleur.
- Vraiment, j’étais persuadée qu’il n’y avait personne et quand il fait chaud comme cette nuit-là, j’apprécie la fraîcheur nocturne. J’avoue ne pas avoir prêté attention à ma tenue. Je suis désolée. J’espère que je ne vous ai pas choqué ?
- Oh non Alice. D’une part, je n’ai vu cette nuit-là que vos yeux... Vous savez que vous avez des yeux magnifiques ?
Alice rougit de plus belle. Elle ne dit rien. Son regard s’échappe un instant pour revenir soutenir le mien avec une humilité à peine contenue. J’ai franchi un cap peut-être un peu trop rapidement. Je ne sais pas. Ça m’a échappé. Et puis j’avais envie de lui faire un appel du pied juste pour lui dire qu’elle ne me laisse pas indifférent.
- Merci pour le compliment Pascal. Vous allez me faire rougir jusqu’aux oreilles dit-elle avec son petit sourire radieux.
Elle change de sujet.
- Ah oui les chats ! Ça arrive souvent dit-elle en riant. Vous verrez. C’est la pleine saison des amours alors de temps en temps ça bagarre sévère. Et pour madame Dupont, j’ai pris de ses nouvelles cette après-midi. Elle va bien. Son mari a été intubé au tout début de l’épidémie et heureusement, il s’en est sorti. Il garde encore quelques séquelles mais ça devrait aller mieux.
Elle ajoute
- En informatique, je ne vous suivrai pas. Je suis nulle. J’arrive à utiliser le traitement de texte, le tableur, ma messagerie et la visioconférence pour garder le contact avec ma famille qui est éloignée, dans le Cantal. Je surfe aussi sur Internet et ça s’arrête là. C’est un de mes collègues qui m’a paramétré mon ordinateur portable. Ceci étant, il n’a jamais trop bien fonctionné. C’est compliqué, je n'y comprends pas grand-chose.
- Je regarderais à l’occasion si vous voulez bien Alice.
- Je veux bien Pascal. J’avoue que je suis un peu perdue avec ses nouvelles technologies et en la matière, votre aide sera la bienvenue.
Elle continue intarissable :
- J'aime la station. Elle vit toute l'année et même si je ne sors pas beaucoup, c'est toujours agréable. Je la préfère en dehors de la période estivale. Il y a moins de monde. Je n’aime pas la foule. J’aime me promener le long du fleuve qui se jette dans la mer. De temps en temps on aperçoit des phoques sur les bancs de sable à l’embouchure. J’aime aussi les chevaux. C’est une passion que j’ai depuis que je suis toute gamine. J’aime les longues promenades dans les dunes en traversant la pinède, galoper sur la plage tôt le matin, courir après la brume avant qu’elle ne s’évapore. C’est vrai, qu’on me dit plutôt sauvageonne et lorsque je fais corps avec ma monture, j’oublie tout, j’efface tout pour mieux ressentir l’instant présent. C’est toujours un grand moment d’effusion entre l’animal et moi-même ; un véritable moment de bonheur absolu.
Alice s’arrête. Elle prend conscience qu’elle vient de se livrer, peut-être un peu trop, emportée par ses passions. Je la regarde. J’aime cette femme. Je l’aime de plus en plus pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle n’est pas. Je n’arrive pas encore à me l’avouer mais, je sais que je suis en train de vaciller.
Alice poursuit sur un autre registre.
- En revanche dans l'immeuble c'est vraiment très calme. En semaine, il arrive fréquemment que je sois la seule occupante à l'étage. C'est un peu lugubre parfois surtout la nuit, l’hiver, les jours de tempête. Le vent siffle dans les bouches d'aération et c'est surprenant. Vous verrez... Le week-end, c'est différent. Les propriétaires débarquent et ça fait du mouvement. Ils sont sympas mais il y a aussi quelques grincheux. Avec les vacanciers, c’est spécial. Ils sont bruyants, ils disent à peine « bonjour » et ils investissent les lieux sans aucune gêne. Ils ne respectent rien, ni la propreté des communs ni les emplacements de parking réservés. Pour se garer, c’est souvent l’enfer. Ils n’hésitent pas à empiéter sur votre emplacement de parking voir même parfois à le spolier carrément. La cohabitation reste compliquée.
En me regardant, elle marque un silence et elle reprend son souffle.
- Je suis contente que vous soyez là... vraiment me dit-elle.
Il y a une énorme sincérité dans sa voix. Je comprends qu'Alice, ne ment pas ni à elle-même, ni aux autres. C'est une femme entière. Elle ne joue pas ce qu'elle vit. Elle vit simplement une partition qu'elle tricote en marchant. Il n’y a ni calcul, ni arrière-pensée, juste le moment présent.
On avale les dernières grignotines en évoquant quelques souvenirs. Alice se lâche. Le ton est jovial, on rit d’un rien. On rit de tout. On nage dans la complicité. Elle est joyeuse, elle est resplendissante. Pour la première fois, je la désire mais ce soir je resterai sage, un peu comme une prémonition.
Alice m'aide à débarrasser. J’aime quand dans la cuisine un peu trop exiguë nos corps se frôlent ; je m’imprègne de son odeur et ça m’émoustille davantage. J’aime sa démarche légère et décidée. Je sais que la fin de la soirée est proche. Je me sens bien en sa présence. Je suis redevenu un gamin qui convoite la fille qu’il n’a jamais eu.
Debout près de la balustrade, Alice offre son visage au ciel étoilé un peu comme une offrande divine.
- Vous aimez observer les étoiles Pascal ?
- Oui un peu ! Je connais quelques constellations, les plus courantes. J’ai été initié lorsque j’étais enfant mais je n’ai pas beaucoup pratiqué depuis.
Et la voilà partie. La Grande Ourse, l’étoile Polaire, la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Flèche, le Cygne, ...
- Mais vous êtes intarissable Alice, je suis admiratif !!!
- Merci Pascal. C’est une autre de mes passions mais il se fait tard maintenant. On aura l'occasion d'en reparler. Je vais rentrer. Demain je commence tôt. Si vous voulez je vous montrerais, j'ai un télescope chez moi. En ce moment, on discerne une comète. Elle a été baptisée « Neowise » Elle est visible jusqu'à la fin du mois dans notre hémisphère. Avec un peu d’expérience, on peut même la repérer à l‘œil nu. C'est fascinant les détails qu'on peut voir.
- Avec grand plaisir Alice. Faites-moi signe, je n’habite pas loin.
- J'ai passé un très bon moment en votre compagnie. C’était vraiment top mais vous êtes incorrigible. Vous avez mis la barre un peu haut ce soir. Je vous sonne lorsque le ciel sera dégagé. Ici, avec la lune qui décroît il y a encore beaucoup trop de pollution lumineuse.
- De rien Alice. Tout le plaisir était pour moi. Merci de votre présence. J’ai énormément apprécié.
Son teint a rougi légèrement devant le compliment.
- Je vous embrasserais bien avant de partir mais la préséance du moment se veut malheureusement plus restrictive. Alors je vous bise à distance.
Elle dépose un baiser sur sa main qu’elle m’envoie d’un geste lent. Je souris en lui retournant le baiser sur un souffle léger, un peu comme deux adolescents immatures.
- Bonne nuit Pascal et à bientôt.
- Bonne nuit Alice.
La porte s’est refermée derrière elle. Je m’aperçois qu’elle me manque déjà. Je sais qu’elle m’a conquise.
Vingt heures cinquante-sept.
L’apéritif dînatoire sur la table basse de la terrasse est prêt. Chips, toasts, panini, petites verrines achetées l'après-midi même en rentrant de la plage avec des saveurs salées et sucrées, gâteaux apéritifs divers, frittes de carottes crues, dés de chou-fleur et un peu d'encornés en persillade le tout accompagné de guacamole et de houmous. J'hésite sur le fond musical, le classique ? Mais je ne suis pas fan, la musique tendance ? Je me demande si c'est son truc, le jazz ? Bof. Au final, j'opte pour quelque-chose de neutre juste pour accommoder la soirée d'une présence musicale.
Côté boissons, j’ai un peu de tout ; alcoolisées ou non alcoolisées. Tout devrait bien se passer de ce côté.
Sur le plan vestimentaire, je porte un bermuda bleu nuit avec une chemisette blanche, des socquettes blanches également et une paire de baskets.
Vingt et une heures...
Vingt et une heures dix...
J'entends le bruit métallique d’une serrure. Une porte s'ouvre et se referme.
Vingt et une heures quinze...
Les mêmes bruits venant des communs et la sonnette retentit.
- Bonsoir Alice
- Bonsoir Pascal. Désolé j'ai été retardée par des travaux sur la route. Ils profitent de la période estivale pour renouveler le revêtement routier. Ça créé des bouchons pas possibles et en plus avec les touristes, ça n’arrange rien.
- Pas de soucis Alice. Entrez, je vous en prie.
- Je peux ? dit-elle en me montrant le flacon de gel hydro-alcoolique posé sur le guéridon à l'entrée.
- Oui évidemment, il est là pour ça.
- Merci.
Je ferme la porte derrière elle. En s'aspergeant les mains, elle m'inonde de son sourire radieux que je commence à connaître et elle jette un regard rapide sur le séjour qui fait aussi office de salle à manger.
Chez moi, les murs sont nus, peints en blanc, un blanc chaud que j'apprécie. Ils mériteraient d'être rafraîchis mais je m'en contenterai. Je n'aime pas les cadres ou les photos accrochés aux murs et les bibelots se comptent sur les doigts d'une main. Comme je déménage somme toute assez souvent, je ne m'encombre pas. Il n'y a là que l'essentiel.
- C'est exactement la même configuration d’appartement que le mien si ce n’est qu’il est inversé. Vous devez avoir la cuisine, la salle de bain et les toilettes à gauche et les chambres à droite.
- Oui c'est cela, je vais donc pouvoir vous épargner la visite alors ? lui dis-je sur un ton ironique.
- En effet, ça ira Pascal. Je devrais arriver à m'y retrouver dit-elle sur le même ton.
- Pour l'apéritif, ce sera par là. Venez !
Je l'emmène sur le balcon où elle choisit de s’asseoir sur l'une des deux banquettes type salon de jardin qui jouxtent la table basse. Je m'assois sur celle presque en face d’elle.
- On avait dit apéritif et vous avez préparé un véritable festin ! s'exclame t'elle admirative et en même temps pleine de reproches.
- Juste un apéritif dînatoire Alice. Je ne vais tout de même pas vous laisser repartir ce soir la faim au ventre !
Elle sourit. Elle a troqué son chemisier contre un débardeur bleu ciel qui masque difficilement les bretelles blanches de son soutien-gorge. Je note au passage qu'elle n'en portait pas en fin de matinée. Elle a le même jean que ce matin, celui qui épouse très bien ses atours et qui masque l’emplacement de son triangle d’or largement dégagé à la naissance de ses jambes, j'adore. Ses cheveux sont remontés en un chignon décontracté, un peu sauvage dévoilant maintenant ses oreilles et accentuant davantage encore la forme de son visage. Ses pommettes et ses lèvres dessinées d'une main de maître se fondent avec harmonie dans cet ensemble qui reste juvénile. Ses yeux couleur noisette - je les voyais plus foncé - rient beaucoup plus que ses lèvres illuminant son visage à chaque sourire. Possible qu'elle joue et abuse de cet outil de séduction puisque comme Camille, ses lèvres sourient très souvent. Mais peut-être est-ce aussi une position défensive ? Je ne sais pas. Elle n'est pas maquillée, juste une petite touche de parfum ajoutée avant de venir, celui qui m'avait déjà enivré en fin de matinée dans l’ascenseur. Le bronzage est vraiment léger à croire que le soleil n’a pas trouvé prise sur son corps.
Sa personnalité dégage un altruisme incroyable, une générosité débordante, une bienveillance remarquable, une douceur naturelle. Elle semble fragile mais je devine en arrière-plan une force douce capable de surprendre. Je ne la perçois ni séductrice, ni aguicheuse, juste contente d'être ici et ça se sent, ça se voit. Elle me regarde de ses grands yeux innocents. Mes défenses fondent. Je sens poindre le danger et en même temps j’ai hâte de l’affronter. J'ai l'intime conviction qu'elle vient elle aussi de me passer au crible, cochant les cases de sa check-list à chaque bon point.
Je m’habitue à son visage de femme enfant. Elle dégage une pureté naturelle, un côté puéril aussi qui se joue de tous les clichés habituels. Pour une femme ordinaire elle est loin, très loin d’être ordinaire.
Alice est à l'aise et j'aime bien. Elle me dit être dans la région depuis une petite dizaine d'années. Elle travaille en tant qu'infirmière dans un hôpital à une vingtaine de kilomètres d'ici. Ses horaires sont décalés et il arrive qu'elle soit sollicitée le week-end, parfois la nuit. Avec le covid-19, elle n'a pas eu beaucoup de répits. C'était presque du travail non-stop. Là elle commence juste à récupérer.
Elle est grave et son sourire a disparu lorsqu’elle se confie :
- J'ai été confrontée à des situations dramatiques. Même si de par mon métier on est préparé, ce n'est pas toujours évident de voir partir des patients qui nous ont fait confiance et qui ne se sont jamais réveillés.
Je l'écoute silencieusement. Ses yeux si pétillants se sont voilés légèrement et lorsqu'ils sont embués, ils sont tout aussi magnifiques que lorsqu'ils rient. J’ai envie de la prendre dans mes bras, de la rassurer, de lui remettre en place la petite mèche rebelle qui s’est échappée de son chignon et qui s’agite sur son front, d’essuyer ses yeux humides, de l’embrasser. Mais mon corps est incapable de bouger. Tous mes muscles sont à l’arrêt, momifiés par cette inconnue qui se dévoile.
Elle laisse ses émotions s‘enfuir en courant dans la nuit qui commence à nous envelopper.
- On va parler d'autres choses. Je ne voudrais pas gâcher la soirée. Et vous ? Qu'est-ce qui vous a amené ici ?
Je lui explique que je gère une agence orientée sur les nouvelles technologies, que j'ai un contrat d'une année pour remettre au goût du jour le système informatique d'un grand équipementier automobile, que mon équipe que j’ai recrutée pour la circonstance, débarquera la semaine prochaine. C’est un travail mais c’est avant tout aussi une passion.
- Et puis j'ai trouvé cette petite location et je m'y suis installé. La suite, vous la connaissez ! Le tintamarre des chats, votre présence sur le balcon, l'orage, …
Les pommettes d’Alice prennent un peu de couleur.
- Vraiment, j’étais persuadée qu’il n’y avait personne et quand il fait chaud comme cette nuit-là, j’apprécie la fraîcheur nocturne. J’avoue ne pas avoir prêté attention à ma tenue. Je suis désolée. J’espère que je ne vous ai pas choqué ?
- Oh non Alice. D’une part, je n’ai vu cette nuit-là que vos yeux... Vous savez que vous avez des yeux magnifiques ?
Alice rougit de plus belle. Elle ne dit rien. Son regard s’échappe un instant pour revenir soutenir le mien avec une humilité à peine contenue. J’ai franchi un cap peut-être un peu trop rapidement. Je ne sais pas. Ça m’a échappé. Et puis j’avais envie de lui faire un appel du pied juste pour lui dire qu’elle ne me laisse pas indifférent.
- Merci pour le compliment Pascal. Vous allez me faire rougir jusqu’aux oreilles dit-elle avec son petit sourire radieux.
Elle change de sujet.
- Ah oui les chats ! Ça arrive souvent dit-elle en riant. Vous verrez. C’est la pleine saison des amours alors de temps en temps ça bagarre sévère. Et pour madame Dupont, j’ai pris de ses nouvelles cette après-midi. Elle va bien. Son mari a été intubé au tout début de l’épidémie et heureusement, il s’en est sorti. Il garde encore quelques séquelles mais ça devrait aller mieux.
Elle ajoute
- En informatique, je ne vous suivrai pas. Je suis nulle. J’arrive à utiliser le traitement de texte, le tableur, ma messagerie et la visioconférence pour garder le contact avec ma famille qui est éloignée, dans le Cantal. Je surfe aussi sur Internet et ça s’arrête là. C’est un de mes collègues qui m’a paramétré mon ordinateur portable. Ceci étant, il n’a jamais trop bien fonctionné. C’est compliqué, je n'y comprends pas grand-chose.
- Je regarderais à l’occasion si vous voulez bien Alice.
- Je veux bien Pascal. J’avoue que je suis un peu perdue avec ses nouvelles technologies et en la matière, votre aide sera la bienvenue.
Elle continue intarissable :
- J'aime la station. Elle vit toute l'année et même si je ne sors pas beaucoup, c'est toujours agréable. Je la préfère en dehors de la période estivale. Il y a moins de monde. Je n’aime pas la foule. J’aime me promener le long du fleuve qui se jette dans la mer. De temps en temps on aperçoit des phoques sur les bancs de sable à l’embouchure. J’aime aussi les chevaux. C’est une passion que j’ai depuis que je suis toute gamine. J’aime les longues promenades dans les dunes en traversant la pinède, galoper sur la plage tôt le matin, courir après la brume avant qu’elle ne s’évapore. C’est vrai, qu’on me dit plutôt sauvageonne et lorsque je fais corps avec ma monture, j’oublie tout, j’efface tout pour mieux ressentir l’instant présent. C’est toujours un grand moment d’effusion entre l’animal et moi-même ; un véritable moment de bonheur absolu.
Alice s’arrête. Elle prend conscience qu’elle vient de se livrer, peut-être un peu trop, emportée par ses passions. Je la regarde. J’aime cette femme. Je l’aime de plus en plus pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle n’est pas. Je n’arrive pas encore à me l’avouer mais, je sais que je suis en train de vaciller.
Alice poursuit sur un autre registre.
- En revanche dans l'immeuble c'est vraiment très calme. En semaine, il arrive fréquemment que je sois la seule occupante à l'étage. C'est un peu lugubre parfois surtout la nuit, l’hiver, les jours de tempête. Le vent siffle dans les bouches d'aération et c'est surprenant. Vous verrez... Le week-end, c'est différent. Les propriétaires débarquent et ça fait du mouvement. Ils sont sympas mais il y a aussi quelques grincheux. Avec les vacanciers, c’est spécial. Ils sont bruyants, ils disent à peine « bonjour » et ils investissent les lieux sans aucune gêne. Ils ne respectent rien, ni la propreté des communs ni les emplacements de parking réservés. Pour se garer, c’est souvent l’enfer. Ils n’hésitent pas à empiéter sur votre emplacement de parking voir même parfois à le spolier carrément. La cohabitation reste compliquée.
En me regardant, elle marque un silence et elle reprend son souffle.
- Je suis contente que vous soyez là... vraiment me dit-elle.
Il y a une énorme sincérité dans sa voix. Je comprends qu'Alice, ne ment pas ni à elle-même, ni aux autres. C'est une femme entière. Elle ne joue pas ce qu'elle vit. Elle vit simplement une partition qu'elle tricote en marchant. Il n’y a ni calcul, ni arrière-pensée, juste le moment présent.
On avale les dernières grignotines en évoquant quelques souvenirs. Alice se lâche. Le ton est jovial, on rit d’un rien. On rit de tout. On nage dans la complicité. Elle est joyeuse, elle est resplendissante. Pour la première fois, je la désire mais ce soir je resterai sage, un peu comme une prémonition.
Alice m'aide à débarrasser. J’aime quand dans la cuisine un peu trop exiguë nos corps se frôlent ; je m’imprègne de son odeur et ça m’émoustille davantage. J’aime sa démarche légère et décidée. Je sais que la fin de la soirée est proche. Je me sens bien en sa présence. Je suis redevenu un gamin qui convoite la fille qu’il n’a jamais eu.
Debout près de la balustrade, Alice offre son visage au ciel étoilé un peu comme une offrande divine.
- Vous aimez observer les étoiles Pascal ?
- Oui un peu ! Je connais quelques constellations, les plus courantes. J’ai été initié lorsque j’étais enfant mais je n’ai pas beaucoup pratiqué depuis.
Et la voilà partie. La Grande Ourse, l’étoile Polaire, la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Flèche, le Cygne, ...
- Mais vous êtes intarissable Alice, je suis admiratif !!!
- Merci Pascal. C’est une autre de mes passions mais il se fait tard maintenant. On aura l'occasion d'en reparler. Je vais rentrer. Demain je commence tôt. Si vous voulez je vous montrerais, j'ai un télescope chez moi. En ce moment, on discerne une comète. Elle a été baptisée « Neowise » Elle est visible jusqu'à la fin du mois dans notre hémisphère. Avec un peu d’expérience, on peut même la repérer à l‘œil nu. C'est fascinant les détails qu'on peut voir.
- Avec grand plaisir Alice. Faites-moi signe, je n’habite pas loin.
- J'ai passé un très bon moment en votre compagnie. C’était vraiment top mais vous êtes incorrigible. Vous avez mis la barre un peu haut ce soir. Je vous sonne lorsque le ciel sera dégagé. Ici, avec la lune qui décroît il y a encore beaucoup trop de pollution lumineuse.
- De rien Alice. Tout le plaisir était pour moi. Merci de votre présence. J’ai énormément apprécié.
Son teint a rougi légèrement devant le compliment.
- Je vous embrasserais bien avant de partir mais la préséance du moment se veut malheureusement plus restrictive. Alors je vous bise à distance.
Elle dépose un baiser sur sa main qu’elle m’envoie d’un geste lent. Je souris en lui retournant le baiser sur un souffle léger, un peu comme deux adolescents immatures.
- Bonne nuit Pascal et à bientôt.
- Bonne nuit Alice.
La porte s’est refermée derrière elle. Je m’aperçois qu’elle me manque déjà. Je sais qu’elle m’a conquise.
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