27-08-2023, 11:18 AM
Chers amis lecteurs, voici la fin de ce récit, parfois un peu trop moralisateur... Bonne lecture et merci de m'avoir suivi.
Lentement j'étais en train de revenir à moi mais les sons étaient assourdis comme si j'étais dans un champ de brouillard. J'entendais comme un murmure auquel je ne comprenais rien sinon que quelqu'un allait partir
- Mais, tu peux parfaitement rester, tu ne me gênes absolument pas, je t'assure
- Je sais mais je pense qu'il est de loin préférable que vous soyez seuls lorsqu'Antoine aura repris ses esprits. Je l'ai bien ausculté, tout est en ordre, il est seulement très fatigué et sa pression artérielle est un peu basse ce qui est normal après un petit malaise.
- Honnêtement, je serais plus tranquille si tu restais…
- Il ne risque rien, je t'ai laissé deux médicaments [et se penchant sur moi il toucha mon œil et déclara] tout va très bien. Dans un moment il sera parfaitement réveillé. Allez, retrouvez-vous bien et je monterai demain en fin d'après-midi.
Un gant de toilette mouillé me rafraichissait le visage, une main dans mes cheveux me caressait délicatement et une voix me parlait doucement, une voix qu'il me semblait reconnaître bien que je me disais que ce n'était pas possible. J'avais compris où j'étais, même si cela relevait de l'impensable. Volontairement, je gardais les yeux fermés pour prolonger ce moment d'incertitude qui n'en était plus vraiment un, peut-être également pour cacher mon émotion et les larmes que je sentais toutes proches. J'ouvris prudemment un œil, il n'y avait personne dans le cercle de ma vision mais j'entendais un bruit de casseroles dans la petite cuisine derrière moi. Je tournais légèrement le tête et je vis un dos, son dos que je reconnus immédiatement en dépit des années qui s'étaient écoulées. Malgré moi, ma voix s'étranglait et au lieu de l'appeler clairement, c'est un tout petit
"Cédric"
qui sortit de mes lèvres. Le bruit des casseroles cessa immédiatement, l'ombre se retourna lentement pour devenir un corps que je sentis contre moi, secoué de sanglots alors que mes larmes nous inondaient tous les deux. Nous prononcions des mots inaudibles mais que nous savions être très tendres, de ceux qu'il est bon de prononcer et d'entendre, des mots d'amour que seul ceux qui s'aiment peuvent se dire de bouche à bouche. Et ces mots-là, nous les avons dits et répétés, inlassablement. À force de pleurer de joie, de s'embrasser quand ce n'était pas de se lécher, nos vêtements étaient trempés ce qui n'était pas difficile pour moi car, suite à mon évanouissement, j'étais en boxer. Tacitement, d'un commun accord, nous avons tout enlevé, nos deux corps retrouvaient cette complicité qu'ils avaient esquissée plus de quinze ans auparavant. Mais ce soir, dans ces deux corps enlacés, il n'y avait encore aucune connotation sexuelle, uniquement la nécessité de refaire connaissance, de se réapprivoiser.
Tout a une fin, le bruit des casseroles se fit à nouveau entendre, la faim se fit sentir car les émotions cela creuse, et pour moi la faim me tenaillait car cela faisait plus de vingt-quatre heures que je n'avais rien absorbé de consistant. Nous avions pris place autour de la petite table et c'est à ce moment que je pensais au frère jumeau de Cédric, Blaise.
Les deux garçons entretenaient à l'époque une relation très particulière qui aurait pu être qualifiée d'incestueuse s'il n'y avait pas eu cet extraordinaire et fusionnel amour entre ces deux êtres qui les avait poussés à se mettre pratiquement au ban de la société d'alors. Moi-même je les avais reniés pendant quelques heures avant de les accueillir à nouveau chez moi où, quelques heures plus tard trois corps, trois esprits ne formaient plus qu'un corps, un esprit qui se confondaient dans un extase certes sexuelle mais avant tout fusionnelle où rien d'autres n'existait que l'union des âmes.
Je redoutais de poser la question, craignant un drame ou, tout simplement, un accident, une maladie.
- Et Blaise, qu'est-il devenu, êtes-vous toujours aussi proches ?
- Peu après notre départ et surtout après cette folle nuit, t'en souviens-tu ? nous…
- Bien sûr que je m'en souviens, ça a été un moment que je n'oublierai jamais mais également dont je ne suis pas très fier car je n'aurais pas dû y participer, c'était votre "chose" à vous, à vous seuls
- Si je me souviens bien, c'est nous qui t'avions incité à te joindre à nous car, dans l'ivresse des sens, nous vivions dans l'impression que nous n'étions pas deux, Blaise et moi, mais bien trois, que nous ne t'avions pas seulement accepté mais totalement intégré à notre fratrie. C'était bien sûr une illusion à laquelle nous avons cru tous les trois pendant quelques heures. Le réveil avait été d'autant plus brutal, nous n'avons pratiquement pas prononcé un mot, il n'y eut, heureusement, aucun reproche : ce qui avait été vécu, ne pouvait pas être repris, il fallait simplement que nous acceptions que cela avait été pour nous tous un moment hors du temps terrestre.
- Pas "pour nous tous", mais pour vous rien ne devait changer, du moins je l'espère
C'est alors que Cédric me dit simplement qu'il me raconterait tout le lendemain, que ce soir j'étais encore trop faible et qu'il convenait que je passe une bonne nuit pour récupérer de mes émotions. C'est vrai que je n'avais pas encore pleinement retrouver mon équilibre, mais j'avais brusquement réalisé où j'étais, dans cette "Bergerie" que j'avais tant aimée. Quelques minutes plus tard, je dormais profondément, surveillé de près par Cédric.
(Pour ceux que cela intéresserait, voir mon récit "La Bergerie")
C'est une odeur de pain grillé qui m'a réveillé, tard dans la matinée. Je me sentais en pleine forme même si je ne parvenais pas à reconstituer mon emplois du temps depuis que j'avais quitté brusquement la Vendée et son océan : il y avait là un trou noir dont je ne conservais aucun souvenir.
Récit de Cédric
Cédric tint parole et me raconta ce qui s'était passé après leur départ. Leur amour restait inaltérable et pourtant quelque chose avait changé sans qu'ils parviennent à préciser quelle était la nature de ce changement. Cet état dura quelques semaines et ils étaient malheureux tous les deux de cette situation qu'ils ne s'expliquaient pas mais qui les perturbait plus profondément qu'ils ne voulaient bien l'admettre. Rien dans le déroulement de leur vie quotidienne n'était perceptible, rien sauf une chose qu'eux seuls savaient : depuis cette fameuse nuit, ils n'avaient plus refait l'amour, ils se contentaient de la proximité de leur corps, de caresses certes intimes mais qui n'allaient jamais plus loin.
Un après-midi, Blaise aborda le sujet, le visage grave mais sur lequel se lisait l'amour qu'il portait à son jumeau.
Cédric, je vais avoir du mal à te dire ce que je dois te dire, mais c'est nécessaire pour tous les deux. Cela va te faire mal, je le sais mais tu dois savoir que fondamentalement cela ne doit rien changer entre nous.
Cette nuit avec Antoine et toi a été, je pense, quelque chose d'unique que probablement peu de personnes ont vécu en raison de cette force qui nous a contraints à aller au-delà de ce que nous avions pu déjà vivre et à outrepasser les limites qui existent même dans l'acte incestueux.
J'ai beaucoup réfléchi, j'ai beaucoup lu, je me suis renseigné auprès de personnes très compétentes, laïques ou religieuses, médicales ou psychiatres. Je suis allé jusqu'à interroger des personnes dans la rue pour connaître leur opinion.
J'ai eu droit à toutes les réactions, de dégoûts horrifiés à une certaine compréhension très réticente. La majorité de ces entretiens ont été très brefs, certains ont duré des heures, à plusieurs reprises.
Mais toutes ces discussions où le thème a été poussé très loin, ont abouti à une conclusion : la poursuite nous mènerait inéluctablement à nous détruire nous-même. Et cela, je ne pouvais pas l'accepter pour toi.
Et en ce qui me concerne personnellement, tous ces échanges m'ont fait comprendre que cela n'était pas digne de notre qualité d'être humain conscient et éduqué et qu'au fond je m'étais engagé et t'avais entraîné dans une voie qui n'était ni la mienne ni la tienne.
Cette confession de mon jumeau m'a bouleversé, j'ai très vite compris l'esprit dans lequel Blaise avait abordé un problème qui, au plus profond de moi-même me turlupinait depuis longtemps. Je n'ai donc pu qu'acquiescer à sa décision de nous séparer et de nous revoir que le jour où nous serions capables de nous regarder droit dans les yeux.
La nuit qui suivit, c'est Cédric qui parle, nous avons dormi ensemble, l'un contre l'autre, calmement, sereinement. Trois jours plus tard, Blaise est parti pour les États-Unis… Nous nous écrivons régulièrement, il est marié avec une Française et a trois enfants. J'ai assisté à son mariage où j'étais son témoin.
Reprise normale du récit
À ma question de savoir ce qu'il faisait chez moi, à La Bergerie, Cédric m'expliqua que les semaines, les mois mêmes qui suivirent leur séparation furent extrêmement difficiles pour lui car il fallait qu'il se reconstruise une vie ou, plutôt qu'il se construise une nouvelle existence. Il entendait poursuivre ses études de littérature mais éprouvait le besoin de s'expatrier lui aussi, de changer complétement de cadre.
C'est lors d'un voyage en Suisse qu'il songea à ce village de montagne où j'habitais et il alla y passer deux semaines en espérant bien me revoir. À son grand désappointement j'avais également quitté cet endroit et personne ne fut à même de lui indiquer mon nouveau domicile. Un jour, après avoir beaucoup hésité, il prit le chemin de cette Bergerie qu'il avait connue comme grand adolescent. Ce fut le coup de foudre. Le notaire lui apprit qu'il pouvait la louer mais qu'elle faisait partie d'un tout, un appartement également à louer. C'était le mien. Cédric s'installa, la ville universitaire était à une centaine de kilomètres. Il montait très régulièrement à la Bergerie qu'il affectionnait par-dessus tout et, au fond de son cœur, espérait, voulait croire qu'un jour je reviendrais en ces lieux, toujours occupés par les chamois. Cédric continuait à leur fournir le sel dont ils avaient un impérieux besoin.
Cédric avait brillamment terminé ses études avec un double doctorat et il se consacrait à la recherche. Il était l'auteur de deux ouvrages dont le dernier lui avait valu une certaine notoriété, tant du point de vue professionnel que social. Mais sans être misogyne, il ne recherchait pas vraiment les mondanités qu'il évitait dans toute la mesure du possible. Les femmes ne l'attiraient pas vraiment et les rares expériences qu'il avait vécues n'avaient pas été vraiment concluantes. Les hommes par contre lui étaient plus familiers mais il prenait garde à ne surtout pas s'attacher à quelqu'un. Il ne pouvait ni ne voulait envisager une quelconque liaison, il lui était impensable de trahir son frère et, surtout, il conservait envers et contre tout cet espoir insensé de trouver un jour l'homme de sa vie. Or cet homme de sa vie, je compris très vite après nos retrouvailles que c'était moi, Antoine. Il ne m'en avait rien dit même s'il m'avait dit qu'en s'installant chez moi, c'était avec l'espoir de me retrouver. Mais pour moi, se retrouver était une chose, être l'homme de la vie de quelqu'un était tout différent.
Au fond de moi-même, je savais, je sentais que Cédric était également l'homme que j'aimais et cela depuis le premier instant où je l'avais vu, touché et caressé, où j'avais respiré son odeur d'adolescent mature. Mais depuis cette époque, il y avait ce que j'avais vécu pendant quinze ans, mon métier de vendeur ambulant sur les plages de Vendée dont je n'avais certes pas à rougir. Mais il y avait le reste, mon commerce avec mes hommes âgés, avec parfois les jeunes qu'ils entretenaient. Il y avait les soirées "spéciales" où j'étais convié pour animer l'ambiance en m'exhibant dans des shows, en mettant mon corps à disposition. Toute cette vie nocturne qui me faisait bien vivre mais que d'un côté je détestais alors qu'il m'arrivait de plus en plus fréquemment de l'apprécier et même de la rechercher si je découvrais un beau et jeune spécimen humain.
Et tout cet aspect de mon existence, Cédric n'en savait pratiquement rien, je me sentais indigne de cette affection et de cet espoir qu'il me portait. Il faudrait que rapidement, je trouve le courage de tout lui raconter où alors de redisparaître, de renoncer à tout ce que j'avais véritablement aimé dans ces montagnes.
Cela faisait maintenant un certain temps que j'avais réintégré mon appartement mais comme l'été était encore bien présent, c'est à la Bergerie que nous passions l'essentiel de notre temps. L'espace était toujours aussi réduit de sorte que des effleurements étaient pratiquement inévitables mais auxquels nous ne prêtions pas attention car nous avions tacitement convenu d'éviter toute relation sexuelle, l'un et l'autre ayant un passé qui pesait lourdement dans notre esprit. Mais les jours passant, nous nous rendions bien compte que cette attitude de retenue devenait de moins en moins tenable, nous savions tous les deux que nous étions attirés l'un par l'autre, que nous avions envie de rapprocher nos deux corps que nous pouvions voir, nus, chaque jour. La nuit, à plusieurs reprises, dans l'inconscient des mouvements du sommeil, nos corps se sont rapprochés et nous avons dû constater que nous avions éjaculé l'un contre l'autre. Un soir, alors que nous venions de nous coucher, Cédric mit sa main sur mon sexe en pleine phase d'érection alors que je venais d'observer que le sien était d'une parfaite rigidité ce qui acheva de me mettre en forme !
Mon ami venait d'entamer un très léger mouvement sur mon pénis dont le gland était déjà mouillé. Je l'interrompis en lui disant très doucement
- Cédric, avant que nous allions plus loin, je dois d'abord te parler de ma vie durant toutes ces années afin que tu puisses…
- Non, cela ne m'intéresse pas, j'ai envie de toi car je t'aime et j'ai envie de ressentir à nouveau ton corps vibrer sous mes caresses que je viens de reprendre et que je sais à ton souffle que tu les apprécies.
- Arrête Cédric, ohhhhhh c'est bon, arrête il faut que tu saches à qui tu entends lier ta vie, ohhhhh, que je ne suis pas digne de toi !
- Je peux imaginer ce que tu vas me dire, que tu as connu des garçons, que tu as fait l'amour avec eux, que tu as vibré sous leurs caresses, que tu en as aimé…
- Non ! Je n'ai jamais aimé mes amants, c'étaient des petits vieux qui s'excitaient sur mon corps, oui, ils m'ont fait jouir mais je ne les ai jamais aimés, jamais, tu comprends ? !
Je suis revenu ici à la Bergerie dans un état de total inconscience, poussé par une force que je ne contrôlais pas. Lorsque j'ai commencé à reprendre vie et que je t'ai vu dans une sorte de brouillard, j'ai su que je t'aimais, comme la première fois il y a quinze ans. Mais je savais aussi que mon passé risquait de te faire horreur et que tu allais peut-être me rejeter…
À ce moment, si j'avais eu un révolver à proximité je m'en serais saisi mais il n'y avait pas de révolver et surtout Cédric était là qui m'avait pris dans ses bras, me serrant contre lui, me murmurant des mots que je ne comprenais pas mais dont je devinais qu'ils étaient un témoignage d'amour et de pardon si c'était nécessaire.
Cette nuit, nous nous sommes endormis alors que les premières lueurs du jour pointaient à l'Est. Je lui ai tout raconté, sans rien cacher. À plusieurs reprises, je l'ai senti frémir mais c'était pour immédiatement me serrer contre lui, comme pour me faire comprendre que c'était le passé et que devions maintenant préparer ensemble le futur, celui que nous voulions construire à deux.
Ce matin-là, contrairement à leur habitude, les chamois n'ont pas heurté à notre porte pour quémander leur ration de sel : leur instinct leur avait fait comprendre que le moment nous était réservé, qu'il n'appartenait qu'à nous.
F I N
Quelques années plus tard, dans l'édition du lundi des journaux romands, on pouvait lire un entrefilet :
Deux alpinistes ont trouvé la mort lors d'une chute mortelle à plus de 4000 mètres dans les Alpes valaisannes alors qu'ils portaient secours à des alpinistes qui s'étaient égarés, qui n'avaient aucune expérience et étaient mal équipés.
Note de l'auteur :
La trame de cette histoire est partiellement vécue, le retour à la Bergerie a été très difficile à écrire car je ne pouvais trahir l'histoire de Cédric et Blaise à laquelle se mêlait étroitement Antoine. Le drame était qu'il fallait remettre à leur place deux conceptions de l'amour, l'homosexualité et l'inceste, qui, pour la première n'est encore que très partiellement admise et pour la seconde reste inacceptable.
Je ne voulais en aucun cas condamner et pourtant je ne pouvais pas laisser impunis les actes incestueux de Cédric et Blaise. La solution de l'accident en haute montagne, réel mais dans un contexte tout à fait différent, permettait de laisser à la puissance divine le choix de punir sans condamner.
Lentement j'étais en train de revenir à moi mais les sons étaient assourdis comme si j'étais dans un champ de brouillard. J'entendais comme un murmure auquel je ne comprenais rien sinon que quelqu'un allait partir
- Mais, tu peux parfaitement rester, tu ne me gênes absolument pas, je t'assure
- Je sais mais je pense qu'il est de loin préférable que vous soyez seuls lorsqu'Antoine aura repris ses esprits. Je l'ai bien ausculté, tout est en ordre, il est seulement très fatigué et sa pression artérielle est un peu basse ce qui est normal après un petit malaise.
- Honnêtement, je serais plus tranquille si tu restais…
- Il ne risque rien, je t'ai laissé deux médicaments [et se penchant sur moi il toucha mon œil et déclara] tout va très bien. Dans un moment il sera parfaitement réveillé. Allez, retrouvez-vous bien et je monterai demain en fin d'après-midi.
Un gant de toilette mouillé me rafraichissait le visage, une main dans mes cheveux me caressait délicatement et une voix me parlait doucement, une voix qu'il me semblait reconnaître bien que je me disais que ce n'était pas possible. J'avais compris où j'étais, même si cela relevait de l'impensable. Volontairement, je gardais les yeux fermés pour prolonger ce moment d'incertitude qui n'en était plus vraiment un, peut-être également pour cacher mon émotion et les larmes que je sentais toutes proches. J'ouvris prudemment un œil, il n'y avait personne dans le cercle de ma vision mais j'entendais un bruit de casseroles dans la petite cuisine derrière moi. Je tournais légèrement le tête et je vis un dos, son dos que je reconnus immédiatement en dépit des années qui s'étaient écoulées. Malgré moi, ma voix s'étranglait et au lieu de l'appeler clairement, c'est un tout petit
"Cédric"
qui sortit de mes lèvres. Le bruit des casseroles cessa immédiatement, l'ombre se retourna lentement pour devenir un corps que je sentis contre moi, secoué de sanglots alors que mes larmes nous inondaient tous les deux. Nous prononcions des mots inaudibles mais que nous savions être très tendres, de ceux qu'il est bon de prononcer et d'entendre, des mots d'amour que seul ceux qui s'aiment peuvent se dire de bouche à bouche. Et ces mots-là, nous les avons dits et répétés, inlassablement. À force de pleurer de joie, de s'embrasser quand ce n'était pas de se lécher, nos vêtements étaient trempés ce qui n'était pas difficile pour moi car, suite à mon évanouissement, j'étais en boxer. Tacitement, d'un commun accord, nous avons tout enlevé, nos deux corps retrouvaient cette complicité qu'ils avaient esquissée plus de quinze ans auparavant. Mais ce soir, dans ces deux corps enlacés, il n'y avait encore aucune connotation sexuelle, uniquement la nécessité de refaire connaissance, de se réapprivoiser.
Tout a une fin, le bruit des casseroles se fit à nouveau entendre, la faim se fit sentir car les émotions cela creuse, et pour moi la faim me tenaillait car cela faisait plus de vingt-quatre heures que je n'avais rien absorbé de consistant. Nous avions pris place autour de la petite table et c'est à ce moment que je pensais au frère jumeau de Cédric, Blaise.
Les deux garçons entretenaient à l'époque une relation très particulière qui aurait pu être qualifiée d'incestueuse s'il n'y avait pas eu cet extraordinaire et fusionnel amour entre ces deux êtres qui les avait poussés à se mettre pratiquement au ban de la société d'alors. Moi-même je les avais reniés pendant quelques heures avant de les accueillir à nouveau chez moi où, quelques heures plus tard trois corps, trois esprits ne formaient plus qu'un corps, un esprit qui se confondaient dans un extase certes sexuelle mais avant tout fusionnelle où rien d'autres n'existait que l'union des âmes.
Je redoutais de poser la question, craignant un drame ou, tout simplement, un accident, une maladie.
- Et Blaise, qu'est-il devenu, êtes-vous toujours aussi proches ?
- Peu après notre départ et surtout après cette folle nuit, t'en souviens-tu ? nous…
- Bien sûr que je m'en souviens, ça a été un moment que je n'oublierai jamais mais également dont je ne suis pas très fier car je n'aurais pas dû y participer, c'était votre "chose" à vous, à vous seuls
- Si je me souviens bien, c'est nous qui t'avions incité à te joindre à nous car, dans l'ivresse des sens, nous vivions dans l'impression que nous n'étions pas deux, Blaise et moi, mais bien trois, que nous ne t'avions pas seulement accepté mais totalement intégré à notre fratrie. C'était bien sûr une illusion à laquelle nous avons cru tous les trois pendant quelques heures. Le réveil avait été d'autant plus brutal, nous n'avons pratiquement pas prononcé un mot, il n'y eut, heureusement, aucun reproche : ce qui avait été vécu, ne pouvait pas être repris, il fallait simplement que nous acceptions que cela avait été pour nous tous un moment hors du temps terrestre.
- Pas "pour nous tous", mais pour vous rien ne devait changer, du moins je l'espère
C'est alors que Cédric me dit simplement qu'il me raconterait tout le lendemain, que ce soir j'étais encore trop faible et qu'il convenait que je passe une bonne nuit pour récupérer de mes émotions. C'est vrai que je n'avais pas encore pleinement retrouver mon équilibre, mais j'avais brusquement réalisé où j'étais, dans cette "Bergerie" que j'avais tant aimée. Quelques minutes plus tard, je dormais profondément, surveillé de près par Cédric.
(Pour ceux que cela intéresserait, voir mon récit "La Bergerie")
C'est une odeur de pain grillé qui m'a réveillé, tard dans la matinée. Je me sentais en pleine forme même si je ne parvenais pas à reconstituer mon emplois du temps depuis que j'avais quitté brusquement la Vendée et son océan : il y avait là un trou noir dont je ne conservais aucun souvenir.
Récit de Cédric
Cédric tint parole et me raconta ce qui s'était passé après leur départ. Leur amour restait inaltérable et pourtant quelque chose avait changé sans qu'ils parviennent à préciser quelle était la nature de ce changement. Cet état dura quelques semaines et ils étaient malheureux tous les deux de cette situation qu'ils ne s'expliquaient pas mais qui les perturbait plus profondément qu'ils ne voulaient bien l'admettre. Rien dans le déroulement de leur vie quotidienne n'était perceptible, rien sauf une chose qu'eux seuls savaient : depuis cette fameuse nuit, ils n'avaient plus refait l'amour, ils se contentaient de la proximité de leur corps, de caresses certes intimes mais qui n'allaient jamais plus loin.
Un après-midi, Blaise aborda le sujet, le visage grave mais sur lequel se lisait l'amour qu'il portait à son jumeau.
Cédric, je vais avoir du mal à te dire ce que je dois te dire, mais c'est nécessaire pour tous les deux. Cela va te faire mal, je le sais mais tu dois savoir que fondamentalement cela ne doit rien changer entre nous.
Cette nuit avec Antoine et toi a été, je pense, quelque chose d'unique que probablement peu de personnes ont vécu en raison de cette force qui nous a contraints à aller au-delà de ce que nous avions pu déjà vivre et à outrepasser les limites qui existent même dans l'acte incestueux.
J'ai beaucoup réfléchi, j'ai beaucoup lu, je me suis renseigné auprès de personnes très compétentes, laïques ou religieuses, médicales ou psychiatres. Je suis allé jusqu'à interroger des personnes dans la rue pour connaître leur opinion.
J'ai eu droit à toutes les réactions, de dégoûts horrifiés à une certaine compréhension très réticente. La majorité de ces entretiens ont été très brefs, certains ont duré des heures, à plusieurs reprises.
Mais toutes ces discussions où le thème a été poussé très loin, ont abouti à une conclusion : la poursuite nous mènerait inéluctablement à nous détruire nous-même. Et cela, je ne pouvais pas l'accepter pour toi.
Et en ce qui me concerne personnellement, tous ces échanges m'ont fait comprendre que cela n'était pas digne de notre qualité d'être humain conscient et éduqué et qu'au fond je m'étais engagé et t'avais entraîné dans une voie qui n'était ni la mienne ni la tienne.
Cette confession de mon jumeau m'a bouleversé, j'ai très vite compris l'esprit dans lequel Blaise avait abordé un problème qui, au plus profond de moi-même me turlupinait depuis longtemps. Je n'ai donc pu qu'acquiescer à sa décision de nous séparer et de nous revoir que le jour où nous serions capables de nous regarder droit dans les yeux.
La nuit qui suivit, c'est Cédric qui parle, nous avons dormi ensemble, l'un contre l'autre, calmement, sereinement. Trois jours plus tard, Blaise est parti pour les États-Unis… Nous nous écrivons régulièrement, il est marié avec une Française et a trois enfants. J'ai assisté à son mariage où j'étais son témoin.
Reprise normale du récit
À ma question de savoir ce qu'il faisait chez moi, à La Bergerie, Cédric m'expliqua que les semaines, les mois mêmes qui suivirent leur séparation furent extrêmement difficiles pour lui car il fallait qu'il se reconstruise une vie ou, plutôt qu'il se construise une nouvelle existence. Il entendait poursuivre ses études de littérature mais éprouvait le besoin de s'expatrier lui aussi, de changer complétement de cadre.
C'est lors d'un voyage en Suisse qu'il songea à ce village de montagne où j'habitais et il alla y passer deux semaines en espérant bien me revoir. À son grand désappointement j'avais également quitté cet endroit et personne ne fut à même de lui indiquer mon nouveau domicile. Un jour, après avoir beaucoup hésité, il prit le chemin de cette Bergerie qu'il avait connue comme grand adolescent. Ce fut le coup de foudre. Le notaire lui apprit qu'il pouvait la louer mais qu'elle faisait partie d'un tout, un appartement également à louer. C'était le mien. Cédric s'installa, la ville universitaire était à une centaine de kilomètres. Il montait très régulièrement à la Bergerie qu'il affectionnait par-dessus tout et, au fond de son cœur, espérait, voulait croire qu'un jour je reviendrais en ces lieux, toujours occupés par les chamois. Cédric continuait à leur fournir le sel dont ils avaient un impérieux besoin.
Cédric avait brillamment terminé ses études avec un double doctorat et il se consacrait à la recherche. Il était l'auteur de deux ouvrages dont le dernier lui avait valu une certaine notoriété, tant du point de vue professionnel que social. Mais sans être misogyne, il ne recherchait pas vraiment les mondanités qu'il évitait dans toute la mesure du possible. Les femmes ne l'attiraient pas vraiment et les rares expériences qu'il avait vécues n'avaient pas été vraiment concluantes. Les hommes par contre lui étaient plus familiers mais il prenait garde à ne surtout pas s'attacher à quelqu'un. Il ne pouvait ni ne voulait envisager une quelconque liaison, il lui était impensable de trahir son frère et, surtout, il conservait envers et contre tout cet espoir insensé de trouver un jour l'homme de sa vie. Or cet homme de sa vie, je compris très vite après nos retrouvailles que c'était moi, Antoine. Il ne m'en avait rien dit même s'il m'avait dit qu'en s'installant chez moi, c'était avec l'espoir de me retrouver. Mais pour moi, se retrouver était une chose, être l'homme de la vie de quelqu'un était tout différent.
Au fond de moi-même, je savais, je sentais que Cédric était également l'homme que j'aimais et cela depuis le premier instant où je l'avais vu, touché et caressé, où j'avais respiré son odeur d'adolescent mature. Mais depuis cette époque, il y avait ce que j'avais vécu pendant quinze ans, mon métier de vendeur ambulant sur les plages de Vendée dont je n'avais certes pas à rougir. Mais il y avait le reste, mon commerce avec mes hommes âgés, avec parfois les jeunes qu'ils entretenaient. Il y avait les soirées "spéciales" où j'étais convié pour animer l'ambiance en m'exhibant dans des shows, en mettant mon corps à disposition. Toute cette vie nocturne qui me faisait bien vivre mais que d'un côté je détestais alors qu'il m'arrivait de plus en plus fréquemment de l'apprécier et même de la rechercher si je découvrais un beau et jeune spécimen humain.
Et tout cet aspect de mon existence, Cédric n'en savait pratiquement rien, je me sentais indigne de cette affection et de cet espoir qu'il me portait. Il faudrait que rapidement, je trouve le courage de tout lui raconter où alors de redisparaître, de renoncer à tout ce que j'avais véritablement aimé dans ces montagnes.
Cela faisait maintenant un certain temps que j'avais réintégré mon appartement mais comme l'été était encore bien présent, c'est à la Bergerie que nous passions l'essentiel de notre temps. L'espace était toujours aussi réduit de sorte que des effleurements étaient pratiquement inévitables mais auxquels nous ne prêtions pas attention car nous avions tacitement convenu d'éviter toute relation sexuelle, l'un et l'autre ayant un passé qui pesait lourdement dans notre esprit. Mais les jours passant, nous nous rendions bien compte que cette attitude de retenue devenait de moins en moins tenable, nous savions tous les deux que nous étions attirés l'un par l'autre, que nous avions envie de rapprocher nos deux corps que nous pouvions voir, nus, chaque jour. La nuit, à plusieurs reprises, dans l'inconscient des mouvements du sommeil, nos corps se sont rapprochés et nous avons dû constater que nous avions éjaculé l'un contre l'autre. Un soir, alors que nous venions de nous coucher, Cédric mit sa main sur mon sexe en pleine phase d'érection alors que je venais d'observer que le sien était d'une parfaite rigidité ce qui acheva de me mettre en forme !
Mon ami venait d'entamer un très léger mouvement sur mon pénis dont le gland était déjà mouillé. Je l'interrompis en lui disant très doucement
- Cédric, avant que nous allions plus loin, je dois d'abord te parler de ma vie durant toutes ces années afin que tu puisses…
- Non, cela ne m'intéresse pas, j'ai envie de toi car je t'aime et j'ai envie de ressentir à nouveau ton corps vibrer sous mes caresses que je viens de reprendre et que je sais à ton souffle que tu les apprécies.
- Arrête Cédric, ohhhhhh c'est bon, arrête il faut que tu saches à qui tu entends lier ta vie, ohhhhh, que je ne suis pas digne de toi !
- Je peux imaginer ce que tu vas me dire, que tu as connu des garçons, que tu as fait l'amour avec eux, que tu as vibré sous leurs caresses, que tu en as aimé…
- Non ! Je n'ai jamais aimé mes amants, c'étaient des petits vieux qui s'excitaient sur mon corps, oui, ils m'ont fait jouir mais je ne les ai jamais aimés, jamais, tu comprends ? !
Je suis revenu ici à la Bergerie dans un état de total inconscience, poussé par une force que je ne contrôlais pas. Lorsque j'ai commencé à reprendre vie et que je t'ai vu dans une sorte de brouillard, j'ai su que je t'aimais, comme la première fois il y a quinze ans. Mais je savais aussi que mon passé risquait de te faire horreur et que tu allais peut-être me rejeter…
À ce moment, si j'avais eu un révolver à proximité je m'en serais saisi mais il n'y avait pas de révolver et surtout Cédric était là qui m'avait pris dans ses bras, me serrant contre lui, me murmurant des mots que je ne comprenais pas mais dont je devinais qu'ils étaient un témoignage d'amour et de pardon si c'était nécessaire.
Cette nuit, nous nous sommes endormis alors que les premières lueurs du jour pointaient à l'Est. Je lui ai tout raconté, sans rien cacher. À plusieurs reprises, je l'ai senti frémir mais c'était pour immédiatement me serrer contre lui, comme pour me faire comprendre que c'était le passé et que devions maintenant préparer ensemble le futur, celui que nous voulions construire à deux.
Ce matin-là, contrairement à leur habitude, les chamois n'ont pas heurté à notre porte pour quémander leur ration de sel : leur instinct leur avait fait comprendre que le moment nous était réservé, qu'il n'appartenait qu'à nous.
F I N
Quelques années plus tard, dans l'édition du lundi des journaux romands, on pouvait lire un entrefilet :
Deux alpinistes ont trouvé la mort lors d'une chute mortelle à plus de 4000 mètres dans les Alpes valaisannes alors qu'ils portaient secours à des alpinistes qui s'étaient égarés, qui n'avaient aucune expérience et étaient mal équipés.
Note de l'auteur :
La trame de cette histoire est partiellement vécue, le retour à la Bergerie a été très difficile à écrire car je ne pouvais trahir l'histoire de Cédric et Blaise à laquelle se mêlait étroitement Antoine. Le drame était qu'il fallait remettre à leur place deux conceptions de l'amour, l'homosexualité et l'inceste, qui, pour la première n'est encore que très partiellement admise et pour la seconde reste inacceptable.
Je ne voulais en aucun cas condamner et pourtant je ne pouvais pas laisser impunis les actes incestueux de Cédric et Blaise. La solution de l'accident en haute montagne, réel mais dans un contexte tout à fait différent, permettait de laisser à la puissance divine le choix de punir sans condamner.