14-12-2022, 01:05 PM
– … Trois jours de délai ! Et puis quoi encore. Ça fait deux fois qu'ils nous font le coup. Je les trouve où, moi, les cinquante palettes de moellons pour finir le chantier ?
…
Mais non, eux non plus, n'en ont plus. On les a dévalisé hier.
…
Que je me renseigne ! Bouge pas y'a quelqu'un qui arrive. Pardon monsieur, vous savez où je pourrais trouver 50 palettes de moellons ou plus, dans les environs ?
– Peut-être bien, je téléphone à mon père si vous voulez le savoir.
– Vous plaisantez ?
– Non, pas du tout, je peux lui téléphoner.
– Oui, oui, faites-le, s’il vous plaît. Allo, Henry, je te rappelle plus tard!
Je pris mon téléphone et j'appelais la carrière sur le fixe. Je tombais sur ma mère.
– Allô Man, Papa ou l'oncle sont par-là ?
– Oui ils sont justement dans le bureau, qu'est-ce qu'il se passe ?
– Rien de grave, ne t'en fais pas, tu me les passes ?
C'est mon père qui décrocha.
– Re, Pa. Tu as beaucoup de palettes de moellons en stock ?
– Une soixantaine, pourquoi ?
– Y'a un monsieur qui en cherche en quantité. Je lui donne le numéro de la carrière et il s'arrangera avec toi, reste proche du téléphone.
Je raccrochais. Je confirmais au gars ce que mon père m'avait dit, lui filais le numéro et je partis. Je mangeais chez mes grands-parents le midi et, là aussi, je désolais ma grand-mère du peu que je mangeais. Puis je rentrais à la maison et j'enfilais mes affaires pour aller courir.
Le short c'est vrai que c'était le top pour courir, effet seconde peau et bon maintien. Puis les chaussures, très bonne tenue sur le terrain et une fois qu'elles se seraient faites à mon pied, ça devrait aller impec.
Je finissais de me doucher quand mes parents rentrèrent. Mon oncle et ma tante étaient avec eux. Ils avaient finalement fait affaire avec le gars qui leur avait téléphoné. Je dus leur raconter l'histoire avec tous les détails.
– Tu nous fais faire une bonne affaire Bé, il prend le stock plus une commande ferme à livrer dans dix jours et il a dit qu'il allait voir avec son associé pour nous prendre nous comme fournisseur attitré quand ils auraient des chantiers dans le coin.
– C'est cool ça. Je vais avoir droit à ma commission alors.
Ils restèrent cons en m'entendant dire ça. Et moi, de les voir ahuris, j'éclatais de rire. Depuis quand je n'avais plus ri ? Je ne m'en souvenais même plus. Mais ça me fit du bien.
— C'est bon, je déconne.
Mon oncle et ma tante restèrent manger avec nous et ils parlaient boulot, projets, avenir, etc.
…
j'avais pris mes premiers cachets, avec l'impression que ça ne servait à rien, j'avais espéré que du jour au lendemain ça aille mieux. Mais rien de probant au bout de huit jours. Aucun effet. J'étais déçu. Je continuais à courir, quel que soit le temps. Certains jours je rentrais couvert de boue ou complètement trempé par la pluie.
Un après-midi, deux jours plus tard, alors que je revenais fatigué de courir, je tombais sur Tim qui rentrait de labourer un champ.
– Oh Bé, ça fait un moment que je t'ai plus vu. Ça va bien ?
Il m'avait dit ça gentiment avec le sourire, il était content de me voir. Mais je ne sais pas pourquoi, sur le coup je le pris mal, très mal même.
– Qu'est-ce-que ça peut te foutre comment je vais. Tu es docteur toi maintenant ?
– Ho c'est bon, calme ta joie. Si t'es mal viré c'est pas de ma faute. Je voulais juste être gentil, en prenant de tes nouvelles, parce que ça fait plusieurs jours que je ne t’ai pas vu. Mais comme je vois que ça t'emmerde, tu fais comme si je n'avais rien dit et que l'on ne s'était pas vu. Allez ciao Connard.
– De toute façon tu n'y comprends rien, personne n'y comprend rien. Tu ne sais pas toi ce que c'est de perdre quelqu'un que tu aimes.
– Si je le sais et moi aussi j'ai eu mal.
– Ah oui et quand ça ?
– Quand Marie m'a quitté. Ça m'a brisé le cœur. Pour moi c'était la femme de ma vie, la mère de mes enfants. Et du jour au lendemain elle m'a largué pour un autre. Alors oui, je sais ce que c'est de souffrir. Tu n'as pas le monopole de la souffrance. Et tu vois Bé, toi tu étais avec Liam sur ton petit nuage, tu ne t'es même pas rendu compte combien j'avais mal. Tu vois je t'en veux même pas pour ça. J'ai surmonté ma peine et je suis passé à autre chose.
– Ça n'a rien à voir ! Liam est mort ! Tu m'entends il est mort ! Marie, elle est toujours vivante.
– Oui elle est toujours vivante, c'est vrai, mais je l'ai perdue tout comme tu as perdu Liam. Plus jamais je ne la serrerai dans mes bras, plus jamais je n'embrasserai sa bouche et son corps, plus jamais je ne lui ferai l’amour.
– Pfff! De toute façon tu es trop con pour me comprendre.
Tim s'approcha de moi, me fixa droit dans les yeux et je ne vis pas arriver la gifle magistrale qu'il me donna.
– Bé, tu es mort pour moi, toi aussi. Je ne veux plus jamais entendre parler de toi. Tu me zappes. On ne s'est jamais connu, c'est clair ?
Il remonta sur son tracteur et partit, me laissant sans voix. Je rentrais chez moi en rageant contre Tim; petit con qui n'y comprenait rien. Il fallait que je me décharge de cette colère. Mes grands-parents avaient fait rentrer du bois et on avait mis plusieurs tronçons trop gros de côté. Je décidais d'aller les fendre.
Ils n'étaient pas chez eux. Ils avaient dû aller jouer aux cartes avec le père Mathieu. J'entrais dans la cour et je me défoulais sur les premiers morceaux. Je les éclatais comme j'aurais aimé le faire avec Tim.
– Bé ! Bé ! C'est bon, tu as assez fait de petit bois d’allumage. Tu les fends en quatre ça suffira.
– Qu'est-ce-que tu dis Papé ?
– Je te dis que ce bois ne t'a rien fait. Alors pourquoi tu t'acharnes comme ça sur lui ?
– C'est à cause de Tim. Il ne veut rien comprendre.
– Et qu'est-ce qu’il ne veut pas comprendre, le Titou ?
– Que je souffre plus que lui n'a souffert.
– Ah bon, et comment ça ?
Je lui racontais ce qu'il venait de se passer. Il m'écouta sans jamais m’interrompre. Puis il me dit :
– Il a eu raison de faire ce qu'il a fait, Bé. Comment as-tu pu lui dire ce que tu lui as dit. Ça me déçoit, TU me déçois.
Tu fais souffrir tous ceux qui t'aiment et tu ne t'en rends même pas compte. Jamais je n'aurais imaginé ça venant de toi.
– Mais non, je ne fais rien de tout ça.
– Regarde, regarde ce que tu es devenu. Tu es sale Bé, je ne parle pas de ton corps mais de ton âme. Tu es sale en dedans et il n'y a que toi qui pourra nettoyer toute cette haine qui te bouffe.
– Mais c'est pas vrai, Papé, ce que tu dis !
– Ah oui c'est pas vrai ? Alors explique moi pourquoi ton frère et ta sœur ne montent plus au Fourches ?
– J'en sais rien moi, pourquoi ils ne viennent plus.
– Et bien je vais te le dire moi, c'est parce qu'ils ont peur de ce que tu es devenu.
– Et je suis devenu quoi ?
– Un connard, Bé, un connard, geignard en plus.
– C'est vous les connards, vous n'arrivez pas à comprendre combien j'ai mal.
La gifle que me colla Cyprien, je ne l'ai pas vu venir non plus… mais je l’ai sentie!
– Alors petit con, la souffrance j'en ai eu plus que j'en méritais. J'ai perdu ton arrière-grand-mère qui n'avait que 50 ans, j'ai perdu mon fils à la guerre d’Algérie, j'ai perdu beaucoup d’amis et camarades de combats pendant la guerre et j'ai perdu mon père avant mes quatorze ans, alors, la souffrance, je sais ce que c'est et c'est pas un petit crétin qui va me l’apprendre.
Alors maintenant tu t'en vas. Je ne veux plus te voir tant que tu seras comme ça.
– Mais Papé …
– Il n'y a pas de «mais Papé» qui tienne. Tu disparais. Je ne veux plus te voir.
Mes grands-parents étaient arrivés et ma grand-mère demanda :
– Qu'est-ce-qui se passe Papa ?
– Rien, je viens de lui expliquer la vie. Et de le mettre dehors. Je ne veux plus le voir.
– Mais Papa …
– Merde, il n'y a aucun ‘mais’ qui tienne. Toi fous moi la paix et toi fous le camp.
Il me tourna le dos et partit. Je rentrais chez moi la tête basse. Quand mes parents rentrèrent, ils devaient déjà être au courant de ce qui c'était passé. Pourtant ils me parlèrent normalement. Je leur répondais par des monosyllabes. Mon cerveau tournait en boucle… ou pas du tout.
Devant mon mutisme, mes parents se mirent à parler entre eux. Et je ne sais pourquoi, mon ciboulot attrapa une phrase au vol, puis la suite de la conversation.
– Demain, Agnès, tu téléphoneras à l'ANPE ou à une agence d’intérim. Il nous faut à tout prix quatre gars solides pour lundi matin. C'est une très grosse commande qu'ils nous ont fait et il va falloir que la machine tourne à fond pour tenir les délais.
Pour le moment il n'y a que Tonin qui sache s'en servir en plus de moi. Les autres ouvriers l'aident mais on ne peut pas déshabiller Pierre pour habiller Paul.
– Et pour demain comment ça va se passer alors ?
– Il y a Tonin qui s'est porté volontaire ainsi qu'un autre employé qui réapprovisionnera en gravier la machine, il y aura Tim aussi. Comme c'est la saison calme il m'avait demandé si je pouvais l'embaucher de temps en temps. Et aussi mon frère et moi. Ça aurait été mieux si on avait été six voire sept, mais bon, je ne peux pas dire à ton père de venir, même s'il s'est proposé de nous aider.
– Pa, je peux venir si tu veux.
– Bé, on parle de choses sérieuses là. C'est l'avenir de l'entreprise et celui des employés qui sera en jeu, car c’est avec le salaire qu'ils gagnent que vivent leurs familles. C’est une superbe commande mais si on se rate, on est cuit.
– Sérieux! C'est quoi comme job ?
– Rien de bien compliqué. Empiler des moellons sur palettes.
– Laisse-moi essayer, s'il te plaît.
– D’accord, de toute façon, on ne comptait pas sur ton aide. Donc ce que tu feras, ça sera toujours ça que les autres n'auront plus à faire.
Ce «De toute façon on ne comptait pas sur ton aide» fut comme s'il me plantait un coup de poignard en plein cœur. C'était la troisième 'gifle' que je recevais de la journée et celle-là venait de mon père.
Je me levais, je débarrassais la table et j'allais dans ma chambre.
Le lendemain à six heures je retrouvais mon père dans la cuisine qui buvait le café. On se dit bonjour et il continua ce qu'il faisait. Je me servis le mien que je bus à mon habitude, debout appuyé à l’évier.
Mon père avait sorti un panier qu'il remplit de charcuterie, de fromage, il y ajouta même une bouteille de vin, puis refit passer du café qu'il mit dans un thermos.
– On y va, Bé.
À part «bonjour» et «on y va» c'était tout ce qu'on s'était dit. Le trajet se déroula en silence. Dès qu’on arriva, il mit en route la machinerie. Et quand les autres arrivèrent le travail put immédiatement commencer. C'était simple. La machine sortait des moellons tout fait et on les empilait sur une palette. Quand la palette était pleine le gars qui chargeait le gravier prenait un élévateur, les enlevait et allait les empiler sur l'aire de stockage.
Tonin augmenta la cadence et on dut stopper plusieurs fois la machine parce qu'on ne savait plus quoi faire des palettes pleines. Par chance, mon grand-père n'avait pas pu se retenir de venir jeter un œil. Il grimpa dans l'élévateur et prit le relais du gars qui cumulait le maniement de l’élévateur et chargeait le gravier.
À dix heures mon père fit signe à Tonin de stopper la machine et on alla déjeuner. Je me fis un sandwich et j'allais m'asseoir à côté de Tim… qui se leva et changea de place. Ça me coupa le peu d’appétit que j’avais.
Puis on se remit au boulot, mon grand-père pour gagner du temps, ne nous avait pas mis une mais deux palettes vides cote à cote. Ce qui fait que quand une était pleine, il l'emportait et en ramenait une vide, sans interrompre notre rythme. La machine tournait à plein régime.
La pause de midi nous fit le plus grand bien. Ma mère et ma tante nous apportèrent le repas. Et puis on recommença à bosser tout l'après-midi. Ce n'est que vers la fin qu'on ralentit la cadence.
Une fois le dernier moellon sorti, il fallut nettoyer la machine. Puis on prit la route pour rentrer.
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Mais non, eux non plus, n'en ont plus. On les a dévalisé hier.
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Que je me renseigne ! Bouge pas y'a quelqu'un qui arrive. Pardon monsieur, vous savez où je pourrais trouver 50 palettes de moellons ou plus, dans les environs ?
– Peut-être bien, je téléphone à mon père si vous voulez le savoir.
– Vous plaisantez ?
– Non, pas du tout, je peux lui téléphoner.
– Oui, oui, faites-le, s’il vous plaît. Allo, Henry, je te rappelle plus tard!
Je pris mon téléphone et j'appelais la carrière sur le fixe. Je tombais sur ma mère.
– Allô Man, Papa ou l'oncle sont par-là ?
– Oui ils sont justement dans le bureau, qu'est-ce qu'il se passe ?
– Rien de grave, ne t'en fais pas, tu me les passes ?
C'est mon père qui décrocha.
– Re, Pa. Tu as beaucoup de palettes de moellons en stock ?
– Une soixantaine, pourquoi ?
– Y'a un monsieur qui en cherche en quantité. Je lui donne le numéro de la carrière et il s'arrangera avec toi, reste proche du téléphone.
Je raccrochais. Je confirmais au gars ce que mon père m'avait dit, lui filais le numéro et je partis. Je mangeais chez mes grands-parents le midi et, là aussi, je désolais ma grand-mère du peu que je mangeais. Puis je rentrais à la maison et j'enfilais mes affaires pour aller courir.
Le short c'est vrai que c'était le top pour courir, effet seconde peau et bon maintien. Puis les chaussures, très bonne tenue sur le terrain et une fois qu'elles se seraient faites à mon pied, ça devrait aller impec.
Je finissais de me doucher quand mes parents rentrèrent. Mon oncle et ma tante étaient avec eux. Ils avaient finalement fait affaire avec le gars qui leur avait téléphoné. Je dus leur raconter l'histoire avec tous les détails.
– Tu nous fais faire une bonne affaire Bé, il prend le stock plus une commande ferme à livrer dans dix jours et il a dit qu'il allait voir avec son associé pour nous prendre nous comme fournisseur attitré quand ils auraient des chantiers dans le coin.
– C'est cool ça. Je vais avoir droit à ma commission alors.
Ils restèrent cons en m'entendant dire ça. Et moi, de les voir ahuris, j'éclatais de rire. Depuis quand je n'avais plus ri ? Je ne m'en souvenais même plus. Mais ça me fit du bien.
— C'est bon, je déconne.
Mon oncle et ma tante restèrent manger avec nous et ils parlaient boulot, projets, avenir, etc.
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j'avais pris mes premiers cachets, avec l'impression que ça ne servait à rien, j'avais espéré que du jour au lendemain ça aille mieux. Mais rien de probant au bout de huit jours. Aucun effet. J'étais déçu. Je continuais à courir, quel que soit le temps. Certains jours je rentrais couvert de boue ou complètement trempé par la pluie.
Un après-midi, deux jours plus tard, alors que je revenais fatigué de courir, je tombais sur Tim qui rentrait de labourer un champ.
– Oh Bé, ça fait un moment que je t'ai plus vu. Ça va bien ?
Il m'avait dit ça gentiment avec le sourire, il était content de me voir. Mais je ne sais pas pourquoi, sur le coup je le pris mal, très mal même.
– Qu'est-ce-que ça peut te foutre comment je vais. Tu es docteur toi maintenant ?
– Ho c'est bon, calme ta joie. Si t'es mal viré c'est pas de ma faute. Je voulais juste être gentil, en prenant de tes nouvelles, parce que ça fait plusieurs jours que je ne t’ai pas vu. Mais comme je vois que ça t'emmerde, tu fais comme si je n'avais rien dit et que l'on ne s'était pas vu. Allez ciao Connard.
– De toute façon tu n'y comprends rien, personne n'y comprend rien. Tu ne sais pas toi ce que c'est de perdre quelqu'un que tu aimes.
– Si je le sais et moi aussi j'ai eu mal.
– Ah oui et quand ça ?
– Quand Marie m'a quitté. Ça m'a brisé le cœur. Pour moi c'était la femme de ma vie, la mère de mes enfants. Et du jour au lendemain elle m'a largué pour un autre. Alors oui, je sais ce que c'est de souffrir. Tu n'as pas le monopole de la souffrance. Et tu vois Bé, toi tu étais avec Liam sur ton petit nuage, tu ne t'es même pas rendu compte combien j'avais mal. Tu vois je t'en veux même pas pour ça. J'ai surmonté ma peine et je suis passé à autre chose.
– Ça n'a rien à voir ! Liam est mort ! Tu m'entends il est mort ! Marie, elle est toujours vivante.
– Oui elle est toujours vivante, c'est vrai, mais je l'ai perdue tout comme tu as perdu Liam. Plus jamais je ne la serrerai dans mes bras, plus jamais je n'embrasserai sa bouche et son corps, plus jamais je ne lui ferai l’amour.
– Pfff! De toute façon tu es trop con pour me comprendre.
Tim s'approcha de moi, me fixa droit dans les yeux et je ne vis pas arriver la gifle magistrale qu'il me donna.
– Bé, tu es mort pour moi, toi aussi. Je ne veux plus jamais entendre parler de toi. Tu me zappes. On ne s'est jamais connu, c'est clair ?
Il remonta sur son tracteur et partit, me laissant sans voix. Je rentrais chez moi en rageant contre Tim; petit con qui n'y comprenait rien. Il fallait que je me décharge de cette colère. Mes grands-parents avaient fait rentrer du bois et on avait mis plusieurs tronçons trop gros de côté. Je décidais d'aller les fendre.
Ils n'étaient pas chez eux. Ils avaient dû aller jouer aux cartes avec le père Mathieu. J'entrais dans la cour et je me défoulais sur les premiers morceaux. Je les éclatais comme j'aurais aimé le faire avec Tim.
– Bé ! Bé ! C'est bon, tu as assez fait de petit bois d’allumage. Tu les fends en quatre ça suffira.
– Qu'est-ce-que tu dis Papé ?
– Je te dis que ce bois ne t'a rien fait. Alors pourquoi tu t'acharnes comme ça sur lui ?
– C'est à cause de Tim. Il ne veut rien comprendre.
– Et qu'est-ce qu’il ne veut pas comprendre, le Titou ?
– Que je souffre plus que lui n'a souffert.
– Ah bon, et comment ça ?
Je lui racontais ce qu'il venait de se passer. Il m'écouta sans jamais m’interrompre. Puis il me dit :
– Il a eu raison de faire ce qu'il a fait, Bé. Comment as-tu pu lui dire ce que tu lui as dit. Ça me déçoit, TU me déçois.
Tu fais souffrir tous ceux qui t'aiment et tu ne t'en rends même pas compte. Jamais je n'aurais imaginé ça venant de toi.
– Mais non, je ne fais rien de tout ça.
– Regarde, regarde ce que tu es devenu. Tu es sale Bé, je ne parle pas de ton corps mais de ton âme. Tu es sale en dedans et il n'y a que toi qui pourra nettoyer toute cette haine qui te bouffe.
– Mais c'est pas vrai, Papé, ce que tu dis !
– Ah oui c'est pas vrai ? Alors explique moi pourquoi ton frère et ta sœur ne montent plus au Fourches ?
– J'en sais rien moi, pourquoi ils ne viennent plus.
– Et bien je vais te le dire moi, c'est parce qu'ils ont peur de ce que tu es devenu.
– Et je suis devenu quoi ?
– Un connard, Bé, un connard, geignard en plus.
– C'est vous les connards, vous n'arrivez pas à comprendre combien j'ai mal.
La gifle que me colla Cyprien, je ne l'ai pas vu venir non plus… mais je l’ai sentie!
– Alors petit con, la souffrance j'en ai eu plus que j'en méritais. J'ai perdu ton arrière-grand-mère qui n'avait que 50 ans, j'ai perdu mon fils à la guerre d’Algérie, j'ai perdu beaucoup d’amis et camarades de combats pendant la guerre et j'ai perdu mon père avant mes quatorze ans, alors, la souffrance, je sais ce que c'est et c'est pas un petit crétin qui va me l’apprendre.
Alors maintenant tu t'en vas. Je ne veux plus te voir tant que tu seras comme ça.
– Mais Papé …
– Il n'y a pas de «mais Papé» qui tienne. Tu disparais. Je ne veux plus te voir.
Mes grands-parents étaient arrivés et ma grand-mère demanda :
– Qu'est-ce-qui se passe Papa ?
– Rien, je viens de lui expliquer la vie. Et de le mettre dehors. Je ne veux plus le voir.
– Mais Papa …
– Merde, il n'y a aucun ‘mais’ qui tienne. Toi fous moi la paix et toi fous le camp.
Il me tourna le dos et partit. Je rentrais chez moi la tête basse. Quand mes parents rentrèrent, ils devaient déjà être au courant de ce qui c'était passé. Pourtant ils me parlèrent normalement. Je leur répondais par des monosyllabes. Mon cerveau tournait en boucle… ou pas du tout.
Devant mon mutisme, mes parents se mirent à parler entre eux. Et je ne sais pourquoi, mon ciboulot attrapa une phrase au vol, puis la suite de la conversation.
– Demain, Agnès, tu téléphoneras à l'ANPE ou à une agence d’intérim. Il nous faut à tout prix quatre gars solides pour lundi matin. C'est une très grosse commande qu'ils nous ont fait et il va falloir que la machine tourne à fond pour tenir les délais.
Pour le moment il n'y a que Tonin qui sache s'en servir en plus de moi. Les autres ouvriers l'aident mais on ne peut pas déshabiller Pierre pour habiller Paul.
– Et pour demain comment ça va se passer alors ?
– Il y a Tonin qui s'est porté volontaire ainsi qu'un autre employé qui réapprovisionnera en gravier la machine, il y aura Tim aussi. Comme c'est la saison calme il m'avait demandé si je pouvais l'embaucher de temps en temps. Et aussi mon frère et moi. Ça aurait été mieux si on avait été six voire sept, mais bon, je ne peux pas dire à ton père de venir, même s'il s'est proposé de nous aider.
– Pa, je peux venir si tu veux.
– Bé, on parle de choses sérieuses là. C'est l'avenir de l'entreprise et celui des employés qui sera en jeu, car c’est avec le salaire qu'ils gagnent que vivent leurs familles. C’est une superbe commande mais si on se rate, on est cuit.
– Sérieux! C'est quoi comme job ?
– Rien de bien compliqué. Empiler des moellons sur palettes.
– Laisse-moi essayer, s'il te plaît.
– D’accord, de toute façon, on ne comptait pas sur ton aide. Donc ce que tu feras, ça sera toujours ça que les autres n'auront plus à faire.
Ce «De toute façon on ne comptait pas sur ton aide» fut comme s'il me plantait un coup de poignard en plein cœur. C'était la troisième 'gifle' que je recevais de la journée et celle-là venait de mon père.
Je me levais, je débarrassais la table et j'allais dans ma chambre.
Le lendemain à six heures je retrouvais mon père dans la cuisine qui buvait le café. On se dit bonjour et il continua ce qu'il faisait. Je me servis le mien que je bus à mon habitude, debout appuyé à l’évier.
Mon père avait sorti un panier qu'il remplit de charcuterie, de fromage, il y ajouta même une bouteille de vin, puis refit passer du café qu'il mit dans un thermos.
– On y va, Bé.
À part «bonjour» et «on y va» c'était tout ce qu'on s'était dit. Le trajet se déroula en silence. Dès qu’on arriva, il mit en route la machinerie. Et quand les autres arrivèrent le travail put immédiatement commencer. C'était simple. La machine sortait des moellons tout fait et on les empilait sur une palette. Quand la palette était pleine le gars qui chargeait le gravier prenait un élévateur, les enlevait et allait les empiler sur l'aire de stockage.
Tonin augmenta la cadence et on dut stopper plusieurs fois la machine parce qu'on ne savait plus quoi faire des palettes pleines. Par chance, mon grand-père n'avait pas pu se retenir de venir jeter un œil. Il grimpa dans l'élévateur et prit le relais du gars qui cumulait le maniement de l’élévateur et chargeait le gravier.
À dix heures mon père fit signe à Tonin de stopper la machine et on alla déjeuner. Je me fis un sandwich et j'allais m'asseoir à côté de Tim… qui se leva et changea de place. Ça me coupa le peu d’appétit que j’avais.
Puis on se remit au boulot, mon grand-père pour gagner du temps, ne nous avait pas mis une mais deux palettes vides cote à cote. Ce qui fait que quand une était pleine, il l'emportait et en ramenait une vide, sans interrompre notre rythme. La machine tournait à plein régime.
La pause de midi nous fit le plus grand bien. Ma mère et ma tante nous apportèrent le repas. Et puis on recommença à bosser tout l'après-midi. Ce n'est que vers la fin qu'on ralentit la cadence.
Une fois le dernier moellon sorti, il fallut nettoyer la machine. Puis on prit la route pour rentrer.
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