05-10-2021, 04:45 PM
(Modification du message : 26-01-2022, 06:25 PM par Nostalgique.)
À mes fidèles lecteurs et à ceux qui le sont moins, voici la troisième partie de ce récit où on va retrouver un personnage central. J'espère que vous aurez toujours du plaisir à me suivre et merci de vos commentaires qui sont toujours un encouragement bienvenu !
(La vie au couvent). Troisième partie : LUDOVICUS
Les deux semaines qui ont suivi ma visite chez Sylvio ont été très studieuses car il fallait absolument que mon travail de doctorant ne subisse pas les conséquences de mes activités nocturnes, d'autant que j'appréciais mes recherches dans les nombreuses bibliothèques de Rome et tout spécialement dans celle du Vatican où je bénéficiais d'un passavant qui me donnait accès à pratiquement tous les livres anciens ou non, même ceux à l'index. Les documents confidentiels m'étaient également accessibles pour autant qu'ils soient en relation avec le sujet de mon doctorat.
C'est dans cette ambiance intellectuelle que je reçois un courrier de la Curie m'informant du décès de celui que j'appelle toujours Monseigneur malgré son élévation au cardinalat. Ce courrier précisait que mon nom se trouvait dans la liste établie par le défunt et que les cérémonies religieuses auraient lieu à la basilique Saint-Jean-de-Latran. Cette annonce m'a bouleversé car Monseigneur était la dernière personne en qui j'avais une confiance et une admiration sans borne. Il était la dernière personne qui me reliait à mon adolescence et à qui je pouvais me confier sans crainte. Il était également le seul prêtre auprès duquel il m'est arrivé de ressentir le besoin de me confesser. Son départ me fait cruellement ressentir ma solitude affective, sans famille depuis l'âge de quatre ans lorsque mes parents sont tragiquement décédés, sans amis véritables. Brusquement, je me sens orphelin. Je pleure silencieusement.
L'immense basilique est pleine de prélats de tout grade, de toutes nationalités, communautés où, toute fois, dominent les Jésuites. Mon courrier me donne accès dans la partie médiane de ce vénérable édifice et je suis surpris d'être si bien placé. Par deux fois un garde Suisse est venu vérifier si je suis vraiment à ma place et chaque fois il m'a gratifié d'un sourire amical. Mes voisins me regardent d'un air étonné, je suis le seul à être en civil. L'un d'entre eux ne résiste pas à me demander ce que je fais ici. Je lui réponds que Son Éminence était mon confesseur. Comme je suis très sérieux, il a l'air de me croire. L'attente est longue avant le début de la cérémonie et j'ai tout loisir de regarder autour de moi lorsque soudain mon regard se bloque, mon rythme cardiaque explose, je me mets à transpirer, je suis pâle au point que mon voisin s'inquiète : "ça va, vous vous sentez mal ? Je peux vous aider ?" Je demande à la personne devant moi de demander à celle qui est devant elle de frapper sur l'épaule du troisième. Surpris il allait refuser mais, au vu de ma pâleur, il s'exécute. Le destinataire final se retourne, on lui fait un signe dans ma direction. À son tour, il blêmit. Je ne me suis pas trompé, c'est bien Ludovicus, mon petit curé de la montagne, le secrétaire de celui dont on célèbre les obsèques aujourd'hui. J'ai presque un étourdissement au point que j'ai dû m'accrocher à mon voisin.
- Voisin / est-ce une bonne vision ou un cauchemar ?
- Moi / C'est en tout cas un revenant, un vrai miracle !
- Voisin / Dieu est tout puissant mon enfant, Ses voies sont inconnues
- Moi / Je suis certain que c'est le dernier cadeau que me fait, que nous fait S.E
- Voisin [avec un bon sourire] / C'était l'un des meilleurs parmi nous, c'est une grande perte pour l'Église
- Moi [avec les larmes aux yeux] / Oh oui ! vous ne pouvez pas comprendre !
Cet homme d'Église qui ne me connaît pas me tamponne les yeux avec un mouchoir propre et d'un geste tout simple, presque invisible, me touche le front et fait le signe de croix. À cet instant même je me sens rassénéré, le calme est revenu en moi, j'ai retrouvé Ludo et je comprends que ma vie devrait prendre une nouvelle direction.
La cérémonie a enfin débuté, il y a des allocutions, une homélie mais je dois reconnaître que je ne me souviens de pratiquement rien, c'est évidemment la présence, trois rangées devant moi, de Ludovicus qui occupe mon esprit. Il m'a reconnu, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, mais souhaite-t-il, des années plus tard, me revoir après cette intimité qui, l'espace de quelques minutes, nous avait réunis ? Ce moment que mon esprit avait occulté mais qui soudain, à l'improviste, resurgit avec une force à laquelle je ne m'attendais pas. Entre la joie soudaine de le retrouver succède la crainte qu'il ait changé, qu'il se soit ressaisi pire, qu'il m'abreuve de reproches pour ce que je lui avait révélé malgré lui et qu'il ait compris l'attirance qu'il avait exercé sur moi. La musique, l'orgue et les chœurs remplissent les voutes de la basilique et me plongent dans un extase où mon cerveau cherche vainement un sens. La cérémonie prend fin, je tremble en pensant que dans quelques instants j'allais être confronté à Ludovico. Mon voisin me tend un feuillet sur lequel était inscrit un numéro de téléphone tout en me disant "si tu as besoin d'aide, dis-le-moi, je ne pourrais bien sûr pas remplacer le défunt mais je peux être là". Il partit dans la foule, je le suivis des yeux et lorsqu'il se retourna je vis qu'il esquissa un discret signe de croix.
Je restais assis comme cloué à ma place alors que la foule s'écoulait lentement. Trois rangs plus loin, Ludovico est également assis, la tête entre ses mains, je crois qu'il prie.
Les touristes envahissent à nouveau la basilique, les guides déclament leur commentaires plus ou moins érudits selon le groupe qu'ils emmènent. Nous sommes toujours assis, moi trois rangées derrière lui de sorte que je n'ai qu'à maintenir mon regard devant moi et attendre qu'il se retourne. Je ne peux rien faire, c'est à lui de prendre l'initiative ce qui me parait logique. Je ne quitterai pas ma place, j'attendrai aussi longtemps que nécessaire. Je veux savoir, je veux au moins le voir ne serait-ce que le temps, si bref soit-il, où obligatoirement il sera face à moi. Je ne pense pas qu'il va me fuir, il en aurait facilement eu l'occasion lorsque l'assemblée est sortie. J'ai faim et soif mais il n'est pas question que j'abandonne, même si plus d'une heure s'est écoulée. Je remarque qu'il commence à bouger, il doit comme moi avoir un début de crampes et les fesses endolories sur ces bancs inconfortables. Les touristes sont nettement moins nombreux. Le moment arrive où il se retourne très lentement, comme avec regret, et me fait un signe de la main que j'interprète comme une invitation à venir vers lui. Mon cœur bat la chamade comme jamais, mes mains sont moites et mes jambes ne me portent que difficilement. Je franchis les deux-trois mètres qui nous séparent et je m'assois à côté de lui. Nous n'échangeons encore aucune parole mais mes yeux louchent dans sa direction pour m'éviter de tourner la tête vers lui. Je me fais la remarque que son visage a perdu cet air poupon avec sa fossette qui m'avait fasciné à l'époque. Dans mon souvenir il n'avait rien d'un Apollon mais aujourd'hui je le trouve beau, il a muri, c'est un homme. Plongé dans ces vieux souvenirs qui resurgissaient à grande vitesse, je n'ai pas pris garde qu'il me parlait et comme je ne réagis pas, il me touche brièvement le bras
- Ludo / Viens, je connais une trattoria convenable. Tu n'as qu'à me suivre
Je suis comme paralysé, incapable de prononcer une seule parole ne serait-ce que pour dire "avec plaisir", je me traite de tous les noms pour maudire mon manque de réaction. Il marche deux mètres devant moi d'un pas rapide et décidé, comme quelqu'un qui sait exactement où il va. J'ai tout loisir de l'observer et je constate qu'il ne porte pas la soutane habituelle mais un strict costume noir avec chemise blanche. Au bout d'une bonne demi-heure, il se retourne avant d'entrer dans le restaurant à moitié plein d'où émane une bonne odeur de cuisine. Le garçon nous conduit à une table légèrement isolée et nous donne deux menus. Nous sommes assis l'un en face l'autre, je tente un vague sourire, je me sens tellement minable que j'aurais envie de pleurer.
- Ludo [d'une voix très douce que je retrouve immédiatement] / Je savais que j'avais une chance de te voir, c'est aussi pour ça que je suis venu à ces funérailles
- Moi / Mais comment tu pouvais savoir…
- Ludo / On commande et je te raconterai tout, c'est moi qui t'invite, je te dois un repas !
Il voulait me voir, il se souvenait de ce petit repas dans ma chambre, il devait se souvenir de tout… J'étais à la fois plein de confusion et en même temps heureux qu'il n'ait rien oublié. Et il me raconta :
- Je connaissais bien sûr la date du retour de Monseigneur de son séjour dans ton village et j'avais immédiatement repris contact avec lui pour lui expliquer les raisons de mon brusque départ. Cet homme exceptionnel avait tout compris, il me raconta votre ballade sur les lieux de notre baignade, le pardon qu'il te donna spontanément comme il le fit pour moi. Je poursuivis mon travail de secrétaire, je continuais à fréquenter les cours devant me conduire à la prêtrise mais je commençais à ressentir des doutes sur la solidité de ma Foi, sur ma volonté d'entrer au service de l'Église et de ses fidèles.
C'est au cours d'une soirée mémorable avec cet homme que je vénérais comme mon propre père que je lui ai avoué mes doutes sur ma vocation et, bien sûr, il avait senti que je n'allais pas bien. J'étais désolé car je savais qu'il mettait de grands espoirs en moi mais il comprit rapidement que cela ne servirait à rien d'insister. Il me demanda simplement de bien réfléchir avant de prendre une décision qui serait irréversible. On a convenu que je lui donnerais ma réponse lors de notre prochain repas ensemble (on avait pris l'habitude de manger tous les quinze jours, le mercredi, soit chez lui soit au restaurant). Le jour convenu, je lui ai demandé un délai supplémentaire de deux semaines car j'avais vraiment besoin de prendre une décision en mon âme et conscience afin de ne rien regretter plus tard.
Ce fut la quinzaine la plus pénible de mon existence. Je priais avec ferveur, persuadé de ma vocation pour, quelques heures plus tard, me dire que non, vraiment, la prêtrise n'était pas faite pour moi, que jamais je n'aurais la force ni surtout la volonté de respecter les engagements que je serais appelé à prendre et donc à tenir. J'admirais la Foi de Monseigneur qui me servait de modèle tout en sachant que je n'avais pas la même trempe que lui. En réfléchissant j'avais pris conscience que mon corps avait depuis que j'avais fait ta connaissance des exigences que je ne pensais pas pouvoir ni vouloir réfréner, que je ne voulais à aucun prix tomber dans l'hypocrisie de tant et tant de serviteurs de l'Église qui ont des relations sexuelles avec des femmes ou même avec des hommes tout en se déclarant ouvertement homophobes. Oui, Matthieu, je voulais être en règle avec moi-même, je ne voulais pas tricher.
Au fur et à mesure que la date fatidique de ma réponse à Monseigneur approchait, l'idée de la renonciation se faisait plus précise mais il me manquait juste l'élément, l'argument convaincant qui me ferait prendre la bonne décision. La dernière nuit avant le mercredi, je me suis étonnement vite endormi. Le matin tout était clair dans mon esprit : J'arrêtais mes études. Cette nuit, j'avais rêvé de toi, je nous ai revus tous les deux dans cette petite piscine à l'eau si claire. Oui je nous ai revus nus, toi et moi, mais sans aucune connotation sexuelle, de quelques manières que ce soit. L'endroit était merveilleux, j'oserais même dire divin dans mon songe tout au moins, l'eau était d'une pureté exceptionnelle, nous-même, à ce moment-là, étions dans un état de virginité.
Non Matthieu, ne parle pas encore, je sais que tu vas me dire que tu es navré d'être la cause de ma décision. Ce n'est pas à cause de toi mais grâce à toi que j'ai pu prendre et surtout assumer cette nouvelle orientation de ma vie. Monseigneur n'a pas été surpris, il m'a soutenu et aidé pour trouver la bonne voie. J'enseigne dans un internat catholique les mathématiques et les branches scientifiques. Je suis heureux dans cette activité qui me permet de conserver le contact avec le monde religieux sans en subir les contraintes.
Il avait fini de parler, je le sentais soulagé et j'étais profondément ému de tous ce que j'avais entendu et de comprendre qu'il n'avait rien oublié de notre aventure de jeunesse. Nous avons mangé notre pizza sans beaucoup parler mais je me suis senti obligé de lui raconter, sans entrer dans les détails, le genre de vie que je menais depuis quelques semaines. Je le fis le plus honnêtement possible mais avec un sentiment de honte que je sentais monter de plus en plus en moi.
Il a réglé l'addition, nous nous sommes serré la main et avons échangé nos coordonnées. Il est parti de son côté et moi du mien, j'avais le cœur gros car je ne savais pas vraiment dans quelles dispositions il était à mon égard au vu de ce que je lui avais dit de ma vie actuelle. Quelque part, au fond de moi, je pressentais que nous allions nous revoir mais peut-être que je mélangeais réalité et espoir.
En rentrant tranquillement chez moi, je repassais dans ma tête tout ce que je savais pour constater qu'à part le cheminement qui l'avait amené à renoncer à la prêtrise, je ne connaissais absolument rien sur lui. Qui était-il vraiment ? Avait-il des amis, masculins ou féminins ? Avait-il un compagnon avec qui il partageait sa vie ? Que faisait-il de son temps libre ? Plus prosaïquement, que pensait-il de moi, envisageait-il une simple camaraderie, peut-être une amitié, concevait-il un avenir commun ?
En arrivant au Palazzo, je vis bien sûr Stefano sortant de sa douche, nu comme de coutume mais cela ne provoqua en moi aucun émoi particulier. Je l'embrassais gentiment sur la joue tout en lui disant que "demain, je devrai lui parler très sérieusement". J'entrais dans mon petit appartement et fermais la porte à clé, je voulais m'éviter toutes tentations. Cette nuit j'ai beaucoup cogité, pesant le pour et le contre de telle ou telle solution mais aucune n'emportait mon adhésion. Par contre un fait s'est clairement imposé à moi : il ne m'appartenait pas de reprendre contact avec Ludovico. Mon intervention d'il y a des années avait causé suffisamment de dégâts en bouleversant non seulement sa carrière, sa vocation mais également en introduisant en lui cette conscience qu'un corps masculin pouvait procurer des sentiments troublants ou même attirants. Or, ne sachant pas où il en était, il ne m'appartenait pas de rejeter le trouble dans son esprit. Donc, quoiqu'il puisse m'en coûter, je ne ferai rien pour le revoir, pour, ne jouons pas sur les mots, tenter de le conquérir.
Le lendemain, j'ai expliqué à Stefano ce que j'avais vécu la veille, la messe des défunts mais surtout ma rencontre avec Ludovico. Je craignais une réaction inadéquate de sa part, mais à ma grande surprise, j'ai découvert un garçon d'une maturité surprenante et d'une sensibilité dont je ne me doutais absolument pas. Avant même que je le lui demande, il m'a spontanément dit que bien évidemment il ne tenterait plus rien avec moi mais qu'il souhaitait vivement que nous restions où, plus tôt en se corrigeant, que nous devenions bons amis. Durant les deux jours qui ont suivi notre rencontre, j'ai travaillé comme un fou, c'était le meilleur moyen de ne pas tourner en rond mais j'étais sur des charbons ardents et chaque fois que j'entendais le téléphone commun de mon étage sonner, je me précipitais, en vain. Le troisième jour, peu avant midi, Stefano entra chez moi avec un air de triomphe "il y a une lettre pour toi, c'est sûrement une lettre de ton Ludo, je te laisse". Je ne reconnus pas son écriture tout en réalisant que je ne pouvais pas la connaître car il ne m'avait jamais écrit ! Mais cela ne pouvait être que lui, je n'osais pas l'ouvrir, j'avais peur, j'avais la paume des mains moites. Au bout d'une heure, je vis ma porte s'entrouvrir et la tête de Stefano "Alors, c'est bon ?" et voyant la lettre fermée sur ma table il l'a prise en main, se saisit d'un couteau, l'ouvrit précautionneusement et me la tendit en me disant impérativement "maintenant tu la lis, je reste avec toi pour le cas où".
(La vie au couvent). Troisième partie : LUDOVICUS
Les deux semaines qui ont suivi ma visite chez Sylvio ont été très studieuses car il fallait absolument que mon travail de doctorant ne subisse pas les conséquences de mes activités nocturnes, d'autant que j'appréciais mes recherches dans les nombreuses bibliothèques de Rome et tout spécialement dans celle du Vatican où je bénéficiais d'un passavant qui me donnait accès à pratiquement tous les livres anciens ou non, même ceux à l'index. Les documents confidentiels m'étaient également accessibles pour autant qu'ils soient en relation avec le sujet de mon doctorat.
C'est dans cette ambiance intellectuelle que je reçois un courrier de la Curie m'informant du décès de celui que j'appelle toujours Monseigneur malgré son élévation au cardinalat. Ce courrier précisait que mon nom se trouvait dans la liste établie par le défunt et que les cérémonies religieuses auraient lieu à la basilique Saint-Jean-de-Latran. Cette annonce m'a bouleversé car Monseigneur était la dernière personne en qui j'avais une confiance et une admiration sans borne. Il était la dernière personne qui me reliait à mon adolescence et à qui je pouvais me confier sans crainte. Il était également le seul prêtre auprès duquel il m'est arrivé de ressentir le besoin de me confesser. Son départ me fait cruellement ressentir ma solitude affective, sans famille depuis l'âge de quatre ans lorsque mes parents sont tragiquement décédés, sans amis véritables. Brusquement, je me sens orphelin. Je pleure silencieusement.
L'immense basilique est pleine de prélats de tout grade, de toutes nationalités, communautés où, toute fois, dominent les Jésuites. Mon courrier me donne accès dans la partie médiane de ce vénérable édifice et je suis surpris d'être si bien placé. Par deux fois un garde Suisse est venu vérifier si je suis vraiment à ma place et chaque fois il m'a gratifié d'un sourire amical. Mes voisins me regardent d'un air étonné, je suis le seul à être en civil. L'un d'entre eux ne résiste pas à me demander ce que je fais ici. Je lui réponds que Son Éminence était mon confesseur. Comme je suis très sérieux, il a l'air de me croire. L'attente est longue avant le début de la cérémonie et j'ai tout loisir de regarder autour de moi lorsque soudain mon regard se bloque, mon rythme cardiaque explose, je me mets à transpirer, je suis pâle au point que mon voisin s'inquiète : "ça va, vous vous sentez mal ? Je peux vous aider ?" Je demande à la personne devant moi de demander à celle qui est devant elle de frapper sur l'épaule du troisième. Surpris il allait refuser mais, au vu de ma pâleur, il s'exécute. Le destinataire final se retourne, on lui fait un signe dans ma direction. À son tour, il blêmit. Je ne me suis pas trompé, c'est bien Ludovicus, mon petit curé de la montagne, le secrétaire de celui dont on célèbre les obsèques aujourd'hui. J'ai presque un étourdissement au point que j'ai dû m'accrocher à mon voisin.
- Voisin / est-ce une bonne vision ou un cauchemar ?
- Moi / C'est en tout cas un revenant, un vrai miracle !
- Voisin / Dieu est tout puissant mon enfant, Ses voies sont inconnues
- Moi / Je suis certain que c'est le dernier cadeau que me fait, que nous fait S.E
- Voisin [avec un bon sourire] / C'était l'un des meilleurs parmi nous, c'est une grande perte pour l'Église
- Moi [avec les larmes aux yeux] / Oh oui ! vous ne pouvez pas comprendre !
Cet homme d'Église qui ne me connaît pas me tamponne les yeux avec un mouchoir propre et d'un geste tout simple, presque invisible, me touche le front et fait le signe de croix. À cet instant même je me sens rassénéré, le calme est revenu en moi, j'ai retrouvé Ludo et je comprends que ma vie devrait prendre une nouvelle direction.
La cérémonie a enfin débuté, il y a des allocutions, une homélie mais je dois reconnaître que je ne me souviens de pratiquement rien, c'est évidemment la présence, trois rangées devant moi, de Ludovicus qui occupe mon esprit. Il m'a reconnu, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, mais souhaite-t-il, des années plus tard, me revoir après cette intimité qui, l'espace de quelques minutes, nous avait réunis ? Ce moment que mon esprit avait occulté mais qui soudain, à l'improviste, resurgit avec une force à laquelle je ne m'attendais pas. Entre la joie soudaine de le retrouver succède la crainte qu'il ait changé, qu'il se soit ressaisi pire, qu'il m'abreuve de reproches pour ce que je lui avait révélé malgré lui et qu'il ait compris l'attirance qu'il avait exercé sur moi. La musique, l'orgue et les chœurs remplissent les voutes de la basilique et me plongent dans un extase où mon cerveau cherche vainement un sens. La cérémonie prend fin, je tremble en pensant que dans quelques instants j'allais être confronté à Ludovico. Mon voisin me tend un feuillet sur lequel était inscrit un numéro de téléphone tout en me disant "si tu as besoin d'aide, dis-le-moi, je ne pourrais bien sûr pas remplacer le défunt mais je peux être là". Il partit dans la foule, je le suivis des yeux et lorsqu'il se retourna je vis qu'il esquissa un discret signe de croix.
Je restais assis comme cloué à ma place alors que la foule s'écoulait lentement. Trois rangs plus loin, Ludovico est également assis, la tête entre ses mains, je crois qu'il prie.
Les touristes envahissent à nouveau la basilique, les guides déclament leur commentaires plus ou moins érudits selon le groupe qu'ils emmènent. Nous sommes toujours assis, moi trois rangées derrière lui de sorte que je n'ai qu'à maintenir mon regard devant moi et attendre qu'il se retourne. Je ne peux rien faire, c'est à lui de prendre l'initiative ce qui me parait logique. Je ne quitterai pas ma place, j'attendrai aussi longtemps que nécessaire. Je veux savoir, je veux au moins le voir ne serait-ce que le temps, si bref soit-il, où obligatoirement il sera face à moi. Je ne pense pas qu'il va me fuir, il en aurait facilement eu l'occasion lorsque l'assemblée est sortie. J'ai faim et soif mais il n'est pas question que j'abandonne, même si plus d'une heure s'est écoulée. Je remarque qu'il commence à bouger, il doit comme moi avoir un début de crampes et les fesses endolories sur ces bancs inconfortables. Les touristes sont nettement moins nombreux. Le moment arrive où il se retourne très lentement, comme avec regret, et me fait un signe de la main que j'interprète comme une invitation à venir vers lui. Mon cœur bat la chamade comme jamais, mes mains sont moites et mes jambes ne me portent que difficilement. Je franchis les deux-trois mètres qui nous séparent et je m'assois à côté de lui. Nous n'échangeons encore aucune parole mais mes yeux louchent dans sa direction pour m'éviter de tourner la tête vers lui. Je me fais la remarque que son visage a perdu cet air poupon avec sa fossette qui m'avait fasciné à l'époque. Dans mon souvenir il n'avait rien d'un Apollon mais aujourd'hui je le trouve beau, il a muri, c'est un homme. Plongé dans ces vieux souvenirs qui resurgissaient à grande vitesse, je n'ai pas pris garde qu'il me parlait et comme je ne réagis pas, il me touche brièvement le bras
- Ludo / Viens, je connais une trattoria convenable. Tu n'as qu'à me suivre
Je suis comme paralysé, incapable de prononcer une seule parole ne serait-ce que pour dire "avec plaisir", je me traite de tous les noms pour maudire mon manque de réaction. Il marche deux mètres devant moi d'un pas rapide et décidé, comme quelqu'un qui sait exactement où il va. J'ai tout loisir de l'observer et je constate qu'il ne porte pas la soutane habituelle mais un strict costume noir avec chemise blanche. Au bout d'une bonne demi-heure, il se retourne avant d'entrer dans le restaurant à moitié plein d'où émane une bonne odeur de cuisine. Le garçon nous conduit à une table légèrement isolée et nous donne deux menus. Nous sommes assis l'un en face l'autre, je tente un vague sourire, je me sens tellement minable que j'aurais envie de pleurer.
- Ludo [d'une voix très douce que je retrouve immédiatement] / Je savais que j'avais une chance de te voir, c'est aussi pour ça que je suis venu à ces funérailles
- Moi / Mais comment tu pouvais savoir…
- Ludo / On commande et je te raconterai tout, c'est moi qui t'invite, je te dois un repas !
Il voulait me voir, il se souvenait de ce petit repas dans ma chambre, il devait se souvenir de tout… J'étais à la fois plein de confusion et en même temps heureux qu'il n'ait rien oublié. Et il me raconta :
- Je connaissais bien sûr la date du retour de Monseigneur de son séjour dans ton village et j'avais immédiatement repris contact avec lui pour lui expliquer les raisons de mon brusque départ. Cet homme exceptionnel avait tout compris, il me raconta votre ballade sur les lieux de notre baignade, le pardon qu'il te donna spontanément comme il le fit pour moi. Je poursuivis mon travail de secrétaire, je continuais à fréquenter les cours devant me conduire à la prêtrise mais je commençais à ressentir des doutes sur la solidité de ma Foi, sur ma volonté d'entrer au service de l'Église et de ses fidèles.
C'est au cours d'une soirée mémorable avec cet homme que je vénérais comme mon propre père que je lui ai avoué mes doutes sur ma vocation et, bien sûr, il avait senti que je n'allais pas bien. J'étais désolé car je savais qu'il mettait de grands espoirs en moi mais il comprit rapidement que cela ne servirait à rien d'insister. Il me demanda simplement de bien réfléchir avant de prendre une décision qui serait irréversible. On a convenu que je lui donnerais ma réponse lors de notre prochain repas ensemble (on avait pris l'habitude de manger tous les quinze jours, le mercredi, soit chez lui soit au restaurant). Le jour convenu, je lui ai demandé un délai supplémentaire de deux semaines car j'avais vraiment besoin de prendre une décision en mon âme et conscience afin de ne rien regretter plus tard.
Ce fut la quinzaine la plus pénible de mon existence. Je priais avec ferveur, persuadé de ma vocation pour, quelques heures plus tard, me dire que non, vraiment, la prêtrise n'était pas faite pour moi, que jamais je n'aurais la force ni surtout la volonté de respecter les engagements que je serais appelé à prendre et donc à tenir. J'admirais la Foi de Monseigneur qui me servait de modèle tout en sachant que je n'avais pas la même trempe que lui. En réfléchissant j'avais pris conscience que mon corps avait depuis que j'avais fait ta connaissance des exigences que je ne pensais pas pouvoir ni vouloir réfréner, que je ne voulais à aucun prix tomber dans l'hypocrisie de tant et tant de serviteurs de l'Église qui ont des relations sexuelles avec des femmes ou même avec des hommes tout en se déclarant ouvertement homophobes. Oui, Matthieu, je voulais être en règle avec moi-même, je ne voulais pas tricher.
Au fur et à mesure que la date fatidique de ma réponse à Monseigneur approchait, l'idée de la renonciation se faisait plus précise mais il me manquait juste l'élément, l'argument convaincant qui me ferait prendre la bonne décision. La dernière nuit avant le mercredi, je me suis étonnement vite endormi. Le matin tout était clair dans mon esprit : J'arrêtais mes études. Cette nuit, j'avais rêvé de toi, je nous ai revus tous les deux dans cette petite piscine à l'eau si claire. Oui je nous ai revus nus, toi et moi, mais sans aucune connotation sexuelle, de quelques manières que ce soit. L'endroit était merveilleux, j'oserais même dire divin dans mon songe tout au moins, l'eau était d'une pureté exceptionnelle, nous-même, à ce moment-là, étions dans un état de virginité.
Non Matthieu, ne parle pas encore, je sais que tu vas me dire que tu es navré d'être la cause de ma décision. Ce n'est pas à cause de toi mais grâce à toi que j'ai pu prendre et surtout assumer cette nouvelle orientation de ma vie. Monseigneur n'a pas été surpris, il m'a soutenu et aidé pour trouver la bonne voie. J'enseigne dans un internat catholique les mathématiques et les branches scientifiques. Je suis heureux dans cette activité qui me permet de conserver le contact avec le monde religieux sans en subir les contraintes.
Il avait fini de parler, je le sentais soulagé et j'étais profondément ému de tous ce que j'avais entendu et de comprendre qu'il n'avait rien oublié de notre aventure de jeunesse. Nous avons mangé notre pizza sans beaucoup parler mais je me suis senti obligé de lui raconter, sans entrer dans les détails, le genre de vie que je menais depuis quelques semaines. Je le fis le plus honnêtement possible mais avec un sentiment de honte que je sentais monter de plus en plus en moi.
Il a réglé l'addition, nous nous sommes serré la main et avons échangé nos coordonnées. Il est parti de son côté et moi du mien, j'avais le cœur gros car je ne savais pas vraiment dans quelles dispositions il était à mon égard au vu de ce que je lui avais dit de ma vie actuelle. Quelque part, au fond de moi, je pressentais que nous allions nous revoir mais peut-être que je mélangeais réalité et espoir.
En rentrant tranquillement chez moi, je repassais dans ma tête tout ce que je savais pour constater qu'à part le cheminement qui l'avait amené à renoncer à la prêtrise, je ne connaissais absolument rien sur lui. Qui était-il vraiment ? Avait-il des amis, masculins ou féminins ? Avait-il un compagnon avec qui il partageait sa vie ? Que faisait-il de son temps libre ? Plus prosaïquement, que pensait-il de moi, envisageait-il une simple camaraderie, peut-être une amitié, concevait-il un avenir commun ?
En arrivant au Palazzo, je vis bien sûr Stefano sortant de sa douche, nu comme de coutume mais cela ne provoqua en moi aucun émoi particulier. Je l'embrassais gentiment sur la joue tout en lui disant que "demain, je devrai lui parler très sérieusement". J'entrais dans mon petit appartement et fermais la porte à clé, je voulais m'éviter toutes tentations. Cette nuit j'ai beaucoup cogité, pesant le pour et le contre de telle ou telle solution mais aucune n'emportait mon adhésion. Par contre un fait s'est clairement imposé à moi : il ne m'appartenait pas de reprendre contact avec Ludovico. Mon intervention d'il y a des années avait causé suffisamment de dégâts en bouleversant non seulement sa carrière, sa vocation mais également en introduisant en lui cette conscience qu'un corps masculin pouvait procurer des sentiments troublants ou même attirants. Or, ne sachant pas où il en était, il ne m'appartenait pas de rejeter le trouble dans son esprit. Donc, quoiqu'il puisse m'en coûter, je ne ferai rien pour le revoir, pour, ne jouons pas sur les mots, tenter de le conquérir.
Le lendemain, j'ai expliqué à Stefano ce que j'avais vécu la veille, la messe des défunts mais surtout ma rencontre avec Ludovico. Je craignais une réaction inadéquate de sa part, mais à ma grande surprise, j'ai découvert un garçon d'une maturité surprenante et d'une sensibilité dont je ne me doutais absolument pas. Avant même que je le lui demande, il m'a spontanément dit que bien évidemment il ne tenterait plus rien avec moi mais qu'il souhaitait vivement que nous restions où, plus tôt en se corrigeant, que nous devenions bons amis. Durant les deux jours qui ont suivi notre rencontre, j'ai travaillé comme un fou, c'était le meilleur moyen de ne pas tourner en rond mais j'étais sur des charbons ardents et chaque fois que j'entendais le téléphone commun de mon étage sonner, je me précipitais, en vain. Le troisième jour, peu avant midi, Stefano entra chez moi avec un air de triomphe "il y a une lettre pour toi, c'est sûrement une lettre de ton Ludo, je te laisse". Je ne reconnus pas son écriture tout en réalisant que je ne pouvais pas la connaître car il ne m'avait jamais écrit ! Mais cela ne pouvait être que lui, je n'osais pas l'ouvrir, j'avais peur, j'avais la paume des mains moites. Au bout d'une heure, je vis ma porte s'entrouvrir et la tête de Stefano "Alors, c'est bon ?" et voyant la lettre fermée sur ma table il l'a prise en main, se saisit d'un couteau, l'ouvrit précautionneusement et me la tendit en me disant impérativement "maintenant tu la lis, je reste avec toi pour le cas où".