Oh le traître! Mais qu'est-ce qui a bien pu lui arriver, au jeune frangin, pour qu'il fasse pareille chose? Et que va-t-il encore tomber sur le coin du nez de nos héros, aux "vieux" comme aux jeunes?
Nous marchons un bon moment à travers la forêt, tout le monde étant sur ses gardes et scrutant soigneusement les environs. Sous prétexte de coups d'œil nerveux et inquiets, je guette moi, utilisant mon sens vital pour déterminer si une quelconque créature se tapit dans les fourrés, mais rien ne vient nous menacer, et nous finissons par arriver dans une vaste clairière dominée par les ruines d'une forteresse.
- Ils ont été droit vers cette forteresse...
Nous avançons vers l'entrée, comprenant rapidement qu'un seul chemin sûr subsiste : un escalier descendant dans les profondeurs...
- Ils sont encore là-dessous, la piste ne ressort pas.
- Très bien, dit Finnadan.
Cette femme ne lasse pas de m'inquiéter au plus haut degré...
Nous nous engageons prudemment dans l'escalier, accompagnés des sphères lumineuses invoquées par Cédric. Nous arrivons rapidement à un palier...
- Ici. Ils sont entrés là et n'en sont pas ressortis.
Ludo ouvre la porte et nous nous avançons dans un salon bien tenu, une belle surprise dans ces ruines.
Jean me maintient en arrière, sous sa garde, pendant que les autres examinent les lieux. Je ne me sens pas à l'aise dans cet escalier. Quelque chose de malsain plane dans l'air... Comment peuvent-il ne pas s'en rendre compte ? Il est vrai que mes sens ont été amplifiés et améliorés par mon seigneur (et pas que mes sens, d'ailleurs) mais quand même... Pourquoi est-ce que je reste encore avec eux ? Je devrais retourner auprès de mon seigneur, ma tâche est accomplie. Depuis le temps, l'Harmonique est sous notre contrôle, je n'ai plus rien à faire ici.
Mais... qui sait ce que je peux encore découvrir et apprendre ?
Non, ce n'est pas ça qui me pousse à rester, mais quoi ?
Les autres reviennent et nous font signe d'entre.
- Alors, là, mystère. Leur trace va jusqu'à ce fauteuil, là, et pouf, plus rien.
- Téléportation ?
- À toi de voir, Ced.
Le sorcier s'avance vers le fauteuil et se concentre.
- Hum... Je ressens d'étranges vibrations, qui me sont étrangement familières, mais... ah ! Je vois...
- Alors ?
- On leur a lancé un sort d'emprisonnement... devinez où ils sont maintenant ?
- Noooon... quand même pas dans la prison éternelle ?
- Si, je suis formel, c'est le même sort qui nous avait expédié là-bas, entre les mondes.
- On doit les retrouver, dit Ludvik, on ne peut pas les laisser là-bas !
- Je ne connais pas le sort, il a été perdu dans les grandes guerres.
- Quelqu'un vient ! Dit Finnadan, désignant l'entrée.
Une voix se glisse par la porte restée ouverte, provenant de l'obscurité.
- Encore des intrus ? Ne me laissera-t-on pas en paix ?
Une sombre silhouette se profile à mesure qu'elle avance, lentement, puis apparaît nettement en pleine lumière. Je sens mes cheveux se dresser sur ma tête.
C'est, ou plutôt c'était, un homme, mais le temps n'a pas été tendre avec lui, desséchant son corps. Ses mouvements sont secs mais précis, et une lueur rouge émane de ses orbites, tandis qu'une sensation de froid intense envahit la pièce. Le froid caractéristique des morts-vivants... Je fouille frénétiquement dans ma mémoire et tombe sur un fragment de connaissance qui semble correspondre.
Liche : De son vivant un puissant sorcier, la liche a conservé intacts son esprit et ses connaissances. Son pouvoir, toutefois, a considérablement augmenté, et des capacités particulières sont acquises lors de la transformation en mort-vivant, comme celle de geler un mortel à mort par simple contact. Les liches doivent pour se maintenir en état soit rester en stase pendant de longues périodes, restant immobile et sans pouvoir, paraissant donc pleinement mortes, soit consumer des âmes humaines...
Finalement, j'aurais préféré être ignorant. Maintenant, j'ai vraiment peur. Je ne devrais pas, pourtant, car j'ai accompli la mission que m'a confié mon seigneur, et... et... en ce moment, je n'en ai plus rien à faire, de mon seigneur.
J'ai peur.
Cédric confirme mon identification d'une voix tremblante, ce qui ne fait que finir de me glacer de terreur.
- Par la Lumière... c'est une liche ! Restez calmes, tous, surtout ne faites rien d'agressif...
- Voilà qui serait la moindre des politesses, dit le mort-vivant.
Je ne perds pas de temps à essayer de savoir comment il peut encore parler. Je me demande juste si je pourrai partir d'ici vivant.
- Qui êtes- vous ?
- C'est à moi de poser cette question, vu que vous êtes chez moi.
- Je suis Cédric, archimage de l'université des arcanes.
- Je sens le don en vous, et pas des moindres, vous pourriez prétendre à un tel titre... sauf que cela fait des millénaires que nous avons coupé tout contact avec l'université.
- Le pays de Chernim a été redécouvert, et nous sommes vraiment surpris d'y trouver, euh, de la vie.
- Ah ! Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes après la grande guerre, mais c'est une histoire que je ne vais certainement pas raconter maintenant ! J'ai à m'occuper d'intrus...
- Nous sommes désolés de nous être introduits ici, nous ne pensions pas à mal, nous cherchions les nôtres...
- Oui, je peux percevoir les liens qui vous lient à eux, et à ce sorcier inconscient, Thibault, n'est-ce pas ?
- Oui...
- Ah ! Il a atteint l'immortalité, lui aussi, mais pas comme il le pensait, hein ? Pauvre fou...
- Que... savez-vous où il est ?
- Je perçois bien des choses, en esprit, oh oui, rien de ce qui se passe dans ce pays, dans les royaumes physiques et spirituel, ne m'est inconnu si je désire les voir. J'ai suivi le destin de cette âme en perdition jusqu'à ce qu'elle quitte ce monde pour un autre.
- Savez-vous lequel ?
- Son départ portait un nom en écho... Aldania. Quoi ?! Que fait donc l'âme de Thibault dans le monde natal des protecteurs ? Que va-t-elle y faire ? Je dois prévenir mon seigneur...
- Oh, misère... nous devons le retrouver. Euh, et nos fils... vous les avez envoyé dans la prison éternelle, n'est-ce pas ?
- En effet. Pour m'avoir jeté dans l'escalier à leur visite précédente, ils méritaient pire, mais j'ai décidé d'être magnanime...
- Oh, non, pas du tout ! Le sort d'éternité a été brisé et la prison est en ruines, ils vont mourir de faim et de soif !
- Regrettable, dit la liche, qui n'a pas du tout l'air d'éprouver des regrets.
- Pourriez-vous m'apprendre le sort de bannissement ?
- Et quoi encore ? Non.
- Je vous en supplie ! Nous devons les sauver !
- Vous voulez les retrouver ? Très bien ! Préparez-vous ! Hein ? Non !
Je concentre mes pouvoirs, mais trop tard, nous plongeons vers un inconnu terrifiant...
Faut pas balancer quelqu'un, même de mort apparente, dans un escalier : il risque de se faire mal! Ahhh si jeunesse savait! Si "vieillesse" pouvait! Sur ce coup-là, les "vieux" ne peuvent pas grand chose pour éviter de se retrouver balancés, à leur tour- et le "frangin" compris- dans un lieu dont ils auront du mal ("Avoir des Russes" dit-on en ch'ti!) à se sortir.
C'est tout l'intérêt de ces passionnants épisodes.
------------------------------- Remarque sur ce récit et pas mal d'autres : Nous retrouvons, depuis plusieurs années, des récits où l'on rencontre des jeteurs de sorts. Est-ce une résurgence de cette idée que les possibilités des humains sont limitées? Du désir du "surhomme" que l'on ne peut atteindre? De la venue en Europe des "marabouts" qui déposent de petits papiers dans nos boîtes aux lettres proposant désenvoûtements, succès heureux*en affaires, en amour...? L'esprit "positif" a encore bien du chemin à parcourir!
N.B : * Un "succès" qui signifie avant tout "la manière de se sortir d'une affaire", peut être bénéfique : "succès heureux" ; ou bien on y perd des plumes...qui ne repousseront jamais : "succès malheureux".
- Au moins, on ne mourra pas de soif.
- Maigre consolation...
- On saura bien vite si on peut se contenter d'amour et d'eau fraîche.
- J'ai pas le cœur à plaisanter, en ce moment. Il faut qu'on continue à chercher.
- Mouais. Allons-y, dis-je en me relevant.
Nous quittons la salle dans laquelle se trouvait l'ondine avant que nos parents la libèrent vingt-cinq ans plus tôt. Heureusement que nous avons bien écouté cette partie-la du récit, ce qui nous a permis de trouver rapidement le grand bassin dont l'eau est resté pure malgré le temps écoulé. Un sort de purification y est à l'œuvre, aucun doute là-dessus.
Mais cela n'a que peu d'intérêt pour nous, une fois notre soif étanchée...
Nous ne resterons certainement pas ici à vie, connaissant nos parents, ils finiront bien par débarquer ici tôt ou tard.
Espérons seulement que ce ne sera pas trop tard...
Nous nous aventurons maintenant dans une zone que nos parents n'ont pas exploré. Les heures s'écoulent dans un labyrinthe de couloirs souterrains dont beaucoup sont dans un état inquiétant. Nous décidons de faire une pause dans une grande salle dont la lourde porte a été arrachée de ses gonds. Je l'examine un moment.
- Il y avait des sceaux de garde sur cette porte, je me demande comment ils ont pu la jeter à bas...
Nous nous déplaçons dans un noir absolu, mais nous avons altéré notre vision, en amplifiant la lumière projetée par nos yeux. Ce n'est pas idéal, mais au moins, nous voyons où nous allons, et nous pouvons maintenir cette altération pendant très longtemps avec un minimum de fatigue.
Étudiant le reste de la salle, nous constatons qu'elle n'a rien à voir avec le reste. Un ensemble cristallin en occupe le centre, dont l'utilité reste mystérieuse. L'étudiant à l'aide des sens de Magnos, je détecte une concentration magique extraordinaire... non pas émanant des cristaux, mais de derrière. Je les contourne prudemment, Thomas prenant l'autre côté. Nous découvrons un petit cristal trônant sur un tas de cendres dessinant une silhouette humaine.
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
- On dirait que ce petit morceau a été détaché de l'ensemble, regarde, il irait ici normalement, dis-je en désignant un creux qui brise la symétrie cristalline.
- Ça n'a pas l'air de lui avoir réussi, on dirait.
- Oui... ce truc a été détruit, et je crois bien deviner de quoi il s'agit.
- Et ce serait quoi, alors ?
- Le focus du sort d'éternité. Si on le remettait en marche, on n'aurait plus besoin de manger ni de boire.
- Enfin une bonne nouvelle... mais je ne me vois pas toucher à ce truc.
Je me concentre plus fortement, faisant léviter le cristal et l'insérant dans son emplacement originel. L'ensemble commence à s'illuminer doucement, et les cristaux, un par un, commencent à émettre un rayonnement magique de plus en plus important. Avant que toute possibilité de détection me soit impossible, je fouille dans les cendres. L'aura de magie que j'avais détectée ne venait pas du morceau de cristal mais d'autre chose.
Je finis par trouver, c'est un anneau de fer, tout simple, que j'empoche pour l'étudier plus tard.
- Sortons d'ici, dis-je.
Le cristal se met à bourdonner de manière inquiétante, et c'est en courant que nous nous éloignons de la salle à travers les couloirs qui commencent à s'éclairer. Nous neutralisons notre vision nocturne et voyons courir des éclairs sur les murs, nous forçons la cadence en entendant derrière nous un épouvantable crépitement. Je jette un coup d'œil en arrière avant de tourner au coin d'un couloir et vois un mur d'éclairs nous foncer dessus.
Nous nous engageons dans un escalier avec le sentiment d'avoir déclenché notre propre destruction, car il est évident que nous ne distancerons pas la mort qui nous rattrape inexorablement...
Nos pouvoir investissant nos muscles, nous accélérons toutefois la cadence, car il est hors de question de renoncer tant qu'il reste la moindre lueur d'espoir.
La rare porte encore en fonction du complexe souterrain est devant nous, nous la passons et la refermons avant de reprendre notre course, toujours plus loin, plus haut, haletant de plus en plus, et toujours poursuivis par les énergies que nous avons déchaînées.
Il va bientôt y avoir deux tas de cendres de plus, ici...
Nous arrivons enfin au rez-de-chaussée, plus qu'à sortir du bâtiment, s'éloigner des ruines, mais jusqu'où cela va-t-il aller ?
Le bruit est devenu impressionnant, il est maintenant à quelques mètres derrière nous, nous donnons tout ce que nous avons, franchissant les restes de la muraille et nous engageant dans la plaine désolée au-delà.
Le crépitement s'éloigne, regardant derrière nous, je constate que la progression s'est enfin arrêtée, et un son de plus en plus aigu s'élève alors, Thomas se jette sur moi et m'entraîne à terre juste avant que l'énergie se libère d'un coup, balayant tout sur son passage, et nous projetant à plusieurs mètres de distance.
- Ouille... Pfff, c'était une très mauvaise idée, en fin de compte. On a tout détruit, et on n'aura plus d'eau, là.
Je jette un regard vers la forteresse et laisse échapper un cri de surprise.
Elle est intacte. Totalement restaurée. Comme neuve.
- Peut-être pas une si mauvaise idée que ça, finalement...
- Euh, comment est-ce qu'on va rentrer ? Les portes sont fermées.
- Ah, zut... On trouvera bien. Ils amenaient bien les prisonniers à l'intérieur, non ?
- Alors, ça... Que s'est-il passé, ici ?
Je me retourne, surpris, en entendant la voix familière.
- Papa ! Oh, vous êtes tous là...
- Ced, ramène-nous tous, je ne veux pas rester une seconde de plus ici.
- Euh... il y a un problème. Je n'arrive plus à ouvrir de portail, même en faisant appel à mon pacte avec l'ondine...
Ah tiens : chose promise, chose due! Les "vieux" ont retrouvé les "jeunes". Peut-être qu'en unissant ses forces, toute la ...tribu va trouver une issue et se sortir d'embarras. Décidément; on ne les laissera presque jamais tranquilles, ces braves gens. Et il leur faut retrouver Thib. dans son intégralité. Ce ne sera pas une mince affaire, tel que c'est parti.
- Et pourquoi ça ?
Cédric fait la moue en regardant la prison.
- Le sort d'éternité a visiblement été réactivé, et il bloque complètement tout pouvoir permettant de quitter ce lieu. Il faut absolument qu'on le désactive.
- Euh, c'est dangereux, dis-je, c'est visiblement ce qui a tué tout le monde à l'époque. Ça a failli nous réduire en cendres quand on l'a réparé...
- Vous êtes des catastrophes ambulantes, tous les deux ! Dit Jean. Vous vous rendez compte du pétrin dans lequel vous vous êtes fourrés, et nous-mêmes par la même occasion ? Qu'est-ce qui vous a pris de partir comme ça, sans prévenir personne, mais à quoi pensiez-vous donc ?!
- Euh... désolé, papa, je...
- Vous serez plus que désolés, vous deux, quand j'en aurai fini avec vous, dit ma mère, me faisant courir un frisson glacé dans le dos.
- Euh...
- Silence ! Vous...
- Là ! Crie Stephan en tendant le bras.
Un complexe réseau de runes est en train de se dessiner en spiralant autour d'un point central, non loin de nous.
- C'est un diapason qui ouvre ce portail, dit Erynia. Très mauvais signe...
- Pourquoi ?
Le portail se termine et se creuse en son centre avant de disparaître. Une dizaine d'hommes en armes apparaissent à la place.
- Ce sont des assassins, et ils viennent pour moi. Le diapason a trouvé le chemin jusqu'à ce lieu... Ils sont très dangereux ! Peut-être pourrait-il nous le faire quitter ?
Les hommes se déploient lentement, ne faisant rien de menaçant pour le moment. Nous entourons Erynia, mais elle se concentre et appelle son bouclier impénétrable, s'isolant de tout danger.
- Du calme, messieurs, dit l'un des hommes. Nous sommes venus récupérer un trésor volé à notre empereur. Rendez-nous l'Orbe d'Or et il ne vous sera fait aucun mal.
Ludvik répond aussitôt.
- Il y a plusieurs petits problèmes dont vous devriez tenir compte. Vous êtes, tout comme nous, coincés sur ce monde. Il est impossible d'y ouvrir un portail de sortie.
Les hommes se regardent, et l'un d'eux brandit un diapason, se concentrant dessus... Je croise les doigts, espérant que cela fonctionne, mais rien ne se passe.
- Je vois... Quel est cet endroit ?
- La prison éternelle. Il est impossible d'y mourir, l'emprisonnement y est éternel, d'où son nom.
Ils se regardent, se demandant s'ils doivent nous croire ou non.
- Alors, à quoi bon continuer votre mission ? Quand bien même vous auriez ce trésor, il ne partira jamais d'ici.
- Nous trouverons bien un moyen. Donc... donnez-nous l'Orbe.
- Vous ne partirez pas d'ici sans notre coopération, et vous ne l'obtiendrez que si nous partons sur de bonnes bases.
- Il y a donc bien un moyen de partir, en fin de compte... nous en revenons donc au point de départ. C'est la dernière fois que nous vous le disons : remettez-nous ce qui a été volé ou nous vous tuerons tous.
- Et vous resterez coincés ici à jamais.
- Nous trouverons bien la sortie par nous-mêmes, merci.
Ils sortent leurs armes, des sabres étroits et brillants. Je dégaine mon épée comme les autres.
À ma grande surprise, Cédric déploie son bâton.
- Pourquoi tu ne les foudroie pas ? Lui dis-je.
- Je n'arrive pas à lancer le moindre sort, ici...
Ce qui fait que seuls restent les pouvoirs de Magnos... mais à voir le bouclier d'Erynia, ils ont dans leur monde des pouvoirs qui fonctionnent aussi ici...
- C'est ridicule, vous ne partirez jamais d'ici sans nos talents particuliers, alors renoncez à ce combat.
- Nous y renoncerons une fois que l'orbe sera entre nos mains !
L'homme se lance alors à l'attaque, de manière parfaitement synchronisée avec ses compagnons.
Quatre paires d'yeux s'illuminent de vert dans nos rangs... Nos talents seront-ils suffisants par rapport aux leurs ?
Je vois leurs armes crépiter de pouvoir tandis qu'elles s'abattent sur nous. Je lève mon arme pour dévier la frappe, le corps et l'esprit à l'unisson, bien décidé à défendre chèrement ma vie.
Leurs coups sont rapides et précis, leurs arment tissent une toile d'acier et de pouvoir qui se referme dangereusement sur nous, qui avons formé un cercle autour d'Erynia, laquelle est restée étrangement silencieuse depuis l'arrivée des assassins. Mais je n'ai plus le temps d'y penser, je me jette à corps perdu dans le combat.
Tiens, voilà des combattants bien décidés et bien obéissants. Ils doivent donc vénérer leur empereur. Au fait, quel est l'usage de cet orbe d'or : seulement le symbole de la domination sur la planète? J'avais entendu parler d'un certain termi d'or mais pas encore de l'objet convoité par ces soldats. Aurait-il un pouvoir régénérateur?
Je fouille rapidement les vêtements de ma victime, retirant ses bottes, cherchant partout, et range mon maigre butin dans le sac que je conserve sous ma veste déchirée. Il n'y a pas de petit profit.
Lo'adar ne volera plus personne. Paraître insignifiant ne veut pas dire que l'on est inoffensif, une leçon qu'il n'a apprise que trop tard. Je me dépêche de partir avant que les goules ne sortent des égouts, attirées par l'odeur de la mort.
Les rues étroites du quartier des abymes sont plongées dans une ombre perpétuelle par le haut-palais qui flotte au-dessus. Personne ne voudrait vivre ici de son plein gré, mais quand on n'a rien pour vivre que soi-même...
Ce qui n'est pas mon cas. Je vais et viens discrètement entre les niveaux de la ville, pour régler des affaires qui ne seraient pas du tout du goût de la garde, ça non. Mais nul ne connaît comme moi la Ville, dans toute sa complexité, nul ne connaît tous les passages, tous les secrets, ni les personnes qu'il faut connaître, et ce qu'il faut éviter de voir.
C'est pourquoi l'on fait appel à moi, et je mets un point d'honneur à exécuter mes missions, ce qui me rapporte une récompense substantielle. Je compte mentalement, encore un an et j'aurai rassemblé suffisamment de fonds pour... mais je ne dois pas penser à ce but, pas encore.
Je traverse le quartier rapidement, ombre parmi les ombres, et finis par atteindre la limite, je descends alors une rampe dans une impasse, tourne à gauche, marche rapidement dans les tunnels obscurs mais libres de goules, mon sens vital m'en informerait dans le cas contraire.
Le seigneur Markan sera content : j'ai récupéré l'objet qu'il recherchait. Un livre... étonnant qu'il n'ait pas été brûlé ou mangé. Mais ça m'arrange tout à fait.
J'arrive à une lourde porte métallique et me concentre. < Esprit : Déverrouillage >
Je passe rapidement et la referme derrière moi. < Esprit : Verrou >
Me voici dans une zone lourdement patrouillée... en surface, du moins.
Mais les tunnels oubliés me font traverser sans encombre jusqu'à une zone effondrée. Je ressors dans une petit jardin abandonné et retourné à l'état sauvage. Me glissant au travers des buissons, je pousse la grille et me glisse dans la rue.
Tout s'est bien passé, il ne me reste plus qu'à changer de vêtements, rejoindre la ville haute et...
Mais mes pensées sont brusquement interrompues par un événement inattendu et effrayant : une conscience étrangère à la mienne fait irruption en moi et me repousse au fin fond de... je ne sais pas trop quoi, au juste. Je me débats pour lutter contre cette volonté mais elle a une présence et un pouvoir qui m'écrasent littéralement. - Qui est là ?! Sortez d'ici !
- La ferme.
- Aaaah ! Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me voulez ?
- Ton corps.
- C'est le mien ! Prenez-en un autre !
- Tu as accès à tout, et des connaissances dont j'aurai le plus grand usage. Et j'ai beaucoup de mal à me maintenir par moments, hors d'un corps. Ici je suis en sécurité.
- Mais qui êtes-vous ?
- Quelle importance ? Tu peux m'appeler Thibault si ça te chante, mais ça ne t'avance à rien, pas vrai ? Maintenant laisse-moi tranquille.
Je réfléchis furieusement pour tenter de trouver une solution, mais en vain. Prisonnier de mon propre corps, que puis-je faire ? Quelque chose me vient à l'esprit qui commence à m'inquiéter furieusement. - Vous... vous êtes mort, c'est ça ?
- Oui. Silence, j'ai dit, ou je plonge ton esprit dans un abîme de souffrances. Si tu veux que ton corps vive, et reste entier, je te conseille de coopérer. Alors, à moins que tu aies quelque chose de constructif à dire, tais-toi.
Mes craintes sont confirmées. J'ai lu bien des histoires sur les âmes en peine, comme tous les citoyens érudits, mais jamais je n'aurais imaginé que l'une d'elles s'empare de moi. - Je n'ai pas le choix on dirait... si je dois coopérer, autant le faire maintenant, pour notre intérêt mutuel. Quel est votre but ?
- Patience, pour le moment, je fouille ton esprit. Tais-toi pour le moment.
Misère... il fallait que ça tombe sur moi... - Intéressant... bien, termine ta mission pour le moment, je n'y vois pas d'objections.
- Merci...
Retrouvant le contrôle de mon corps, je m'adosse à un mur pour tenter de remettre mes idées en ordre, puis secoue la tête. Je ne peux rien changer à mon sort, autant faire en sorte que tout se passe pour le mieux. - Tout à fait.
Pfff...
Je me remets en marche, d'humeur désormais bien sombre, espérant que cette âme perdue finisse par accomplir rapidement sa mission, sans me mettre en danger, et trouve enfin le repos. - Ce n'est pas mon but.
- Ah ? Que voulez-vous, alors ?
- Tu sembles avoir un don pour mettre la main sur diverses choses, dis donc, et beaucoup de relations... tu me conviens de mieux en mieux. Quand tu auras fini ta mission, je t'en confierai une.
- Que cherchez-vous ?
- Un objet qui a été amené sur ce monde, en provenance d'un autre. Une flûte très particulière.
Désagréable impression, au début de ce chapitre, de ne pas savoir à qui le lecteur a affaire. On est tenté de ne pas continuer...
Ce n'est qu'au premier tiers que le mystère s'éclaircit : c'est l'esprit de Thib qui se promène et qui doit remplir une mission. Pour quoi faire? et pour qui? Serait-ce uniquement le désir de retrouver la fameuse flûte qui fera revenir le phénix "resurrecteur".
Pourquoi Thib parle-t-il de son "propre corps"? nous pensions celui-ci réduit en cendres récupérées par Steph ou Math...Alors quoi?
C'est Eldan qui retrouve l'usage de son corps. Thibault n'a pas été discret lorsqu'il s'y est introduit. Mais ça a été l'occasion d'un dialogue entre les deux usagers.
Je ferme les yeux, mais la scène qui s'impose à mon esprit ne me permet pas d'échapper à la réalité.
Tous morts, gisant au sol, tombés sous les coups des assassins. Ils n'étaient pas de taille face à ces maîtres dans l'art de tuer. Tout cela à cause de moi. Et pour rien, qui plus est, car ils n'auront qu'à attendre que je m'épuise pour que mon bouclier tombe.
Tout cela n'aura servi à rien. La présence des assassins signifie que mon père est mort. Si tôt... j'ai quitté mon monde juste à temps avant que la tempête ne se lève sur l'empire.
Père... que dois-je faire, maintenant ? Vous qui m'avez si souvent dit qu'il ne revenait pas à la famille de l'empereur de tuer de ses propres mains, qu'auriez-vous fait à ma place ? J'ai le sentiment que me servir de mes pouvoirs pour abattre mes ennemis serait vous trahir, mais ne pas le faire, est-ce trahir mes... mes amis ? Je crains que oui. Dans ce cas, que faire ? Il n'y a plus d'honneur nulle part devant moi, car périr reviendrait à laisser l'Orbe d'Or tomber aux mains de nos ennemis.
Non. Je ne peux laisser cela arriver. Pardonne-moi, père, mais je ne peux laisser tout cela advenir.
Rouvrant les yeux, je reviens au moment présent, quittant la vision d'un avenir que je ne peux accepter. Des larmes coulent le long de mes joues alors que j'abaisse mon bouclier et concentre le pouvoir en moi, en un point unique, avant de le relâcher en éventail, le laissant glisser, inoffensif, autour de mes alliés en train de se défendre désespérément puis lui intimant l'ordre de frapper mortellement mes ennemis.
Fauchés par une lame d'énergie aussi fine qu'impossible à esquiver, ils tombent en arrière, heurtant le sol, coupés en deux. Ils ne tueront plus jamais personne. Et surtout pas mes amis.
Un seul des hommes, resté prudemment en arrière, a échappé au carnage, qu'il contemple avec stupéfaction puis horreur. Il dresse son bouclier juste à temps pour bloquer la lance de pouvoir avec laquelle je tentais de l'empaler.
- Andarys... alors c'est toi qui est derrière tout ça ?
- C'est très flatteur, chère sœur, mais non.
- J'aurais dû m'en douter... tu n'as jamais été qu'un crapaud visqueux qu'on retrouve toujours dans le camp le plus à même de t'offrir quelque avantage...
- Le camp des vainqueurs, tout simplement. Mais en l'occurrence, c'est aussi une question de survie. Danaryn a fait du ménage dans la famille, c'est le moins qu'on puisse dire. Il ne reste que nous trois, j'en ai peur.
- Quoi ?! Ce maudit serpent ! Je lui ferai payer très cher pour ce qu'il a fait ! Et rien ne m'arrêtera, tu peux me croire !
- J'ai vu... tu as brisé le tabou, ce qui ne lasse pas de me surprendre.
- Les choses ont changé avec la mort de notre père. Danaryn va bientôt s'en rendre compte.
- J'ai bien peur que non... ignores-tu la raison même du tabou qui empêche tout membre de la famille impériale de tuer ?
- Cette légende ridicule ?
- Libre à toi de le croire, mais si elle a un fond de vérité, il ne te reste plus que sept jours à vivre. Tel était le prix à payer pour tout ce qui nous a été accordé par le grand dragon à la fondation de notre empire.
- Je ne me laisserai pas arrêter par de vieilles légendes ridicules. Les dragons n'existent pas, et aucun ne viendra donc me tuer pour ce que j'ai fait.
Je vois mes compagnons se regarder d'un air gêné.
- Qu'y a-t-il ?
- Le grand dragon existe, nous l'avons... croisé... il y a vingt-cinq ans.
- Pardon ?
- Désolé... hum... c'est vrai ce qu'il dit à propos des sept jours ?
- Je n'en sais absolument rien ! Qui peut savoir ce qui appartient à la légende ou à la vérité après tant de siècles ?
- Oui, on en sait quelque chose... Mais...
- Mais rien. Et puis, si jamais ce dragon arrive, on lui donnera une bonne leçon.
- Hum... vu sa puissance, je ne pense pas, non.
- Hein ?
Je suis de moins en moins rassurée, pour le coup.
- Nous verrons bien, le moment venu. Pour le moment, nous avons à faire.
- Oui, et ce serpent-là doit être écrasé à tout prix si nous voulons bénéficier d'un répit. Car sinon, il nous enverra des assassins jusqu'à ce que nous succombions.
- Il y en a beaucoup par chez vous ?
- Oh, oui... Sans parler de l'armée.
- Vu.
Je m'avance vers mon maudit frère, qui n'en mène pas large.
- Peu m'importe, en fait, de mourir, si je peux venger mon père avant le moment fatidique.
Je concentre mon pouvoir de façon plus intense que précédemment. J'ai un bouclier à pulvériser.
De toute notre famille, c'est moi qui ai le pouvoir le plus fort, mais mon père a tout fait pour que cela reste un secret, me sauvant ainsi la vie. Je libère un rayon qui frappe le bouclier en un point minuscule mais sur lequel se concentre une énergie prodigieuse. L'écran a beau être extrêmement efficace, il n'est pas fait pour résister à pareil assaut, et mon rayon perce rapidement avant de libérer son énergie dans l'espace confiné dans lequel Andarys se pensait à l'abri. Il est réduit en cendres en un instant.
Je soupire, et m'effondre au sol, épuisée et anéantie.
Tout. J'ai tout perdu. Mais il n'est pas temps de se laisser aller au désespoir. J'ai des choses à accomplir.
Ludvik, Cédric, Marc, Jean, tous, ils viennent tous me dire des paroles de réconfort et de soutien, et cela me touche plus que je ne l'aurais imaginé, venant de personnes dont j'ai ravagé l'existence par le simple fait que j'ai croisé leur chemin.
Mais ils savent ce que le mot deuil veut dire, à cause de mon portail, Thibault est mort... toutefois, ils ne me le reprochent pas, car ce n'était pas voulu, loin de là ! Dans mon propre empire, j'aurais subi un sort peu enviable...
Je leur dois de me battre pour eux, et, à un prix énorme, j'ai payé le prix. Mais je n'ai pas de regrets.
On verra bien, le moment venu, ce qu'il adviendra.
Je me relève, les remerciant, puis récupère le diapason des assassins. Sortant l'Orbe d'Or de ma sacoche, je me concentre sur elle.
- L'empire a été trahi, l'empereur est mort, et son assassin est assis sur le trône. Je suis prisonnière de la prison éternelle, et, ayant rompu le tabou, il ne me reste que sept jour à vivre. Par tout ce que j'ai de plus cher, je fais serment de ne pas laisser tomber tant qu'il restera une seule lueur d'espoir.
- Voilà qui est bien parlé, Erynia. Ton courage et ta détermination t'honorent.
- Que... qui me parle ? - Tu ignores quelle est la véritable fonction de l'Orbe ? Avez-vous tant oublié ? Même si cela est dans votre nature, hélas... mais peu importe. Je vais offrir une parcelle de mon énergie à l'un de tes diapasons, ce qui te permettra de sortir de cette prison. Le portail te conduira là où tout a commencé.
- Et où est-ce ? - Dans l'empire, bien sûr. Nous avons à parler, face à face.
La communication mentale est rompue, me laissant perplexe. Sortant mes diapasons de ma poche, je me rends compte que l'un d'eux a pris une teinte dorée.
Je résume rapidement la situation à mes compagnons.
- Erynia, tu as tout fait pour nous aider à retrouver tant nos enfants que mon frère. Je suis prêt à t'aider en retour.
- De même, dit Cédric.
Tous me font la même promesse, et c'est avec une énergie renouvelée que je lève mon diapason et ouvre un portail vers l'inconnu.
Ah bon : Damoiselle la princesse Erynia a de quoi emmener toute la tribu hors de cette prison! Super ! Alors, que nous réservent les nouvelles péripéties de recherches de Thib?
Et l'Eldan "envahi" par l"esprit thibaldien, que va-t-il donc en advenir : toujours à la recherche de la fameuse flûte? Ce serait bien qu'il finît par remettre la main dessus...!
C'est sans fin... mais quelle vie est-ce là, ne s'arrêtent-ils donc jamais ? Est-ce donc ce qu'a vécu mon frère il y a vingt-cinq ans, lorsqu'il combattait avec ses amis contre les destructeurs et les protecteurs ?
Les évènements se précipitent et s'enchaînent sans répit, et nous voilà dans un monde pour le moins... curieux.
- Où sommes-nous ? Demande Ludo en regardant autour de lui.
- Dans mon monde, dit Erynia. La seule possibilité pour quitter la prison.
Je contemple la plaine parsemée de rochers partant dans toutes les directions, puis lève mon regard pour contempler d'énormes cristaux flottant à une distance indéterminée.
- C'est la nuit, poursuit-elle, la nuit de mon monde. Ces cristaux suivent un cycle complexe qui fait varier leur lumière interne. Nos terres sont morcelées, flottant dans le vide, et un réseau de portails et de navires aériens les relie.
- Je vois... pouvons-nous repartir ?
- Je crains que cela doive attendre, dit une voix.
Un homme sort de derrière une colonne rocheuse et s'avance vers nous.
Ludvik et Cédric le reconnaissent aussitôt, et je ressens leur terreur... ce qui n'est pas une bonne nouvelle.
- Ferkrash le Destructeur... murmure Cédric. Le dernier des dragons...
- Mes chers libérateurs ! Comment allez-vous ? Demande le dragon visiblement très amusé par la tournure des évènements.
- Un dragon ? Demande Erynia, pas vraiment rassurée. Mais ce n'est pas un dragon, c'est un homme !
- Ma chère princesse Erynia, le fait est que mon apparence réelle est si impressionnante que les mortels meurent sur place à ma seule vue, ce qui ne facilite pas la conversation, convenez-en.
- Je confirme, dit Ludo, il est réellement ce qu'il prétend être.
- Par les sept lunes de...
- Cessez donc de pleurer vos lunes perdues et écoutez-moi, princesse. Le pacte qui liait l'empire à moi a été brisé de toutes les façons possibles. L'empereur a été assassiné par l'un de ses fils, on a tenté de s'emparer de l'Orbe d'Or, et un autre fils s'en est pris à vous, vous conduisant à violer le tabou. Ah, les humains... la soif de sang et de pouvoir finit toujours par prendre le dessus... Le pacte est donc rompu, ce qui vous épargne de périr dans les sept jours. Mais je ne suis plus lié non plus à aucune obligation, et les peuples de ce monde vont bientôt en comprendre les tragiques conséquences...
- Non ! N'y a-t-il rien que je puisse faire pour empêcher cela ?
- Que ferais-tu pour sauver ton peuple ?
- N'importe quoi ! Mauvaise réponse, très mauvaise réponse...
- Vraiment ? Bien, commence par me remettre l'Orbe d'Or, votre peuple n'est plus digne de le posséder.
- Voilà...
- Bien, ce sera intéressant de voir des hordes d'assassin arriver devant moi, suivant la trace de cet artefact...
Il éclate de rire à cette idée. Je plaindrais presque ces pauvres gars. Mais j'attends la suite... Ce que le dragon va faire de nous.
- Maintenant, reprend-il, tu vas aller dans la salle du trône et exécuter en mon nom le responsable de tout ce gâchis.
- Toute seule ? Face à l'armée impériale ? Je ne suis pas une déesse !
- Tes amis t'aideront... n'est-ce pas ? Nous y voilà...
- Nous ne suffirons pas, c'est du suicide.
- Vous me décevez beaucoup... vous êtes capables de grandes choses, quand vous vous y mettez. Peut-être qu'un peu de motivation ? Oui, voilà ce qu'il vous faut. Je vous maudis tous. Vous tuerez le responsable en mon nom ou vous périrez dans sept jours.
Un souffle froid se lève soudain et s'infiltre jusqu'au cœur de nos âmes, je sens peser sur moi un sentiment oppressant... ah, misère, j'aurais dû partir tant que j'en avais la possibilité ! Me voilà emporté dans un combat qui n'est pas le mien, contre des forces qui me dépassent.
Le dragon disparaît brusquement, laissant nos protestations partir dans le vide. Était-il réellement présent ? Oui, vu qu'il a pris l'orbe. Pfff, quelle importance ? Il faut que je me concentre sur ce que je dois faire.
- Bon, nous n'avons pas le choix, on dirait, dit Ludo. Il va falloir qu'on travaille ensemble comme jamais. On a déjà fait des choses qui semblaient impossibles. En y mettant tous du nôtre, nous réussirons. Philippe, je suis vraiment désolé que tu aies été entraîné là-dedans...
- Plus le choix maintenant, je dois aller jusqu'au bout. Qui sait si le dragon ne lèvera pas sa malédiction si quelqu'un reste en arrière ?
- C'est très vrai... Jean, veux-tu lui donner ton épée ?
- Oui, son pouvoir ne me sert plus vraiment, maintenant, dit-il en débouclant son ceinturon.
Je l'enfile en le remerciant, puis dégaine la lame. Je me rends compte alors que je sais m'en servir comme jamais auparavant. Mon seigneur a utilisé ses appareils pour m'offrir quantité de connaissances, et il en est de même avec cette lame : elle m'offre tout un savoir sur l'escrime, qui vient se conjuguer au mien.
- C'est mon savoir qui est dans cette lame, dit Ludo. Je l'avais fait forger il y a longtemps, pour que Jean ait une chance de survivre dans notre monde, et c'est maintenant ton tour.
- Merci.
Je tends à Jean l'arme qu'on m'avait fourni juste avant le départ et pousse un léger soupir. Un petit plus pour m'aider à survivre, c'est toujours ça de pris...
Une minuscule amulette a été insérée sous ma peau, dans mon aisselle droite. Son pouvoir me permet de recevoir d'éventuelles communications de mon seigneur, même par-delà les mondes, et elle s'active à ce moment-là. - Aessin.
- Oui, seigneur ?
- Où en est ta mission ?
- J'ai découvert l'Harmonique. La balise a été mise en place, l'équipe de mages a dû partir comme prévu pour s'en rendre maître.
- Déjà ? Formidable, vraiment formidable ! Et cela tombe vraiment bien. Le seigneur Markam a récupéré le livre qu'il recherchait concernant le Phœnix. Il y a appris qu'il est impossible d'utiliser la flûte tant que son ancien propriétaire est en vie. Étant donné que tu as accompli ta mission, tu peux dès maintenant tuer Ludvik. Agis dès que possible puis rentre.
- Seigneur... il y a des... complications.
Pas de réponse. - Seigneur ?
La communication a été rompue. Misère. Que dois-je faire ?
C'est donc bien cela : Aessin est très proche des "hashashyn", ces serviteurs dévoués du Vieux de la Montagne à la féroce réputation d'obéir aveuglément et allant assez fréquemment jusqu'au meurtre. D'où le nom "assassins".
Ludo va-t-il réussir à délivrer le frangin de cette emprise tueuse? Je le crois sous hypnose, ce garçon.
Quand je me suis rendu compte, en fouillant plus profondément dans les connaissances d'Eldan, que le livre traitait du Phœnix, je n'ai pu que remercier la Lumière de m'avoir fait choisir cet homme. Le seigneur Markam est visiblement impliqué dans les recherches le concernant.
Lorsqu'il a remis le livre, je suis sorti du corps sans toutefois investir celui du sorcier, cela aurait trahi mon existence, il est beaucoup trop tôt pour cela. Il a utilisé une forme de divination pour trouver rapidement l'information qu'il recherchait dans le livre, puis s'est précipité vers un miroir pour transmettre l'information à un autre seigneur, dont la réponse m'a glacé le sang.
- Je vois... Félicitations, Markam, vous avez réussi au-delà de mes espérances. Je vais en informer Aessin tout de suite, afin de lui donner l'ordre de tuer Ludvik dès qu'il en aura l'opportunité, une fois l'Harmonique localisée.
- Il a rejoint leur groupe, déjà ?
- Oui. Tout s'est bien passé.
- Alors le Phœnix sera très bientôt à nos ordres, voilà qui devrait grandement nous faciliter la tâche pour la Convergence.
Le miroir s'est obscurci et Markam s'est éloigné, satisfait. J'ai réintégré Eldan et l'ai interrogé à propos d'Alzir.
- C'est un puissant seigneur, très proche du conseil et très écouté. Il vit dans le haut-palais, c'est tout dire. S'il a la flûte, vous ne la récupèrerez jamais.
- C'est ce qu'on verra... je suis prêt à tout pour la récupérer. Tu as tes accès au haut-palais ?
- Oui... sur invitation.
- Eh bien, reste à se faire inviter...
- On ne demande pas à être invité, on l'est... ou pas.
- Il faut absolument que j'aille là-bas. Tu n'as pas eu à faire de missions là-haut ?
- Oui, mais de la part de personnes qui sont déjà sur place et à même de me donner un passe.
- Voyons... comment t'y prendrais-tu ? Dis-toi bien que plus tôt j'aurai cette flûte, plus tôt tu seras débarrassé de moi.
- Oui, oui... voyons voir... Le rival d'Alzir est Zirnad, il est lui aussi très proche du conseil. Tous les deux espèrent être choisis lorsqu'une place se libèrera, et ils ne se font pas de cadeaux. Je vais lui envoyer un message pour lui dire que j'ai la possibilité de ridiculiser son adversaire, il ne résistera pas à cette opportunité.
- Parfait.
Effectivement, le soir même, Eldan est convoqué par un esprit messager. Impressionnant. Pour rejoindre le haut palais, imposant quartier flottant dans les airs, nous devons utiliser un cristal de téléportation qui nous envoie directement dans une zone de réception lourdement gardée. Les moyens de défense ici sont impressionnants, mais que craignent-ils ? - Ce sont des mesures de sécurité qui n'ont jamais eu de justification réelle, mais elles n'en sont pas moins respectées à la lettre. Juste au cas où.
- Mouais... Je constate qu'il y a de puissantes barrières spirituelles et cela m'inquiète. Je risque de ne pas pouvoir les traverser, même en toi.
- Ah, quel dommage, hein ?
- Ça ne change rien. Tu vas tout faire pour récupérer cette flûte car tu ne peux rester indéfiniment au haut-palais et que je t'attendrai patiemment dans un autre corps. Je ne te laisserai aucun répit.
- Formidable... je vais vous l'avoir, votre maudite flûte, puissiez-vous vous étrangler avec !
J'enrage de devoir laisser là mon corps d'emprunt mais je comprends que le simple contact de ces boucliers déclencherait des alarmes.
Et si il expliquait le problème à celui qu'il va voir ? Non, il est trop insignifiant par rapport aux seigneurs. Ils se moquent de leurs problèmes, et qui que soit celui qui veut mettre des bâtons dans les roues d'Azir, Zirnad est tout disposé à le voir agir. En plus, ça lui permet de se laver les mains de ce qui arrivera. Une âme en peine... je ne m'étais pas vu sous cet angle avant qu'Eldan n'y pense.
Je suis un mort-vivant. Comme l'a été Cédric à une époque.
Là encore, c'est le Phœnix qui l'a sauvé. Je dois absolument remettre la main dessus.
Pour l'amour de Stephan.
Dans un autre monde...
Aessin
Je n'arrive pas à dormir, bien que la nuit soit déjà bien avancée. Tant de choses pèsent sur mon âme...
Je remue un peu pour tenter de rendre le sol plus confortable, en vain.
La malédiction qui me condamne à une mort imminente... mon seigneur qui m'impose de tuer mon frère...
Mon frère.
Je pense de plus en plus à lui en ces termes. Ce que je dois faire me répugne, ce serait si facile d'attendre...
Mais mon seigneur a dit que je devais agir le plus rapidement possible. C'est important pour lui, et je lui dois tout.
Je ne sais plus quoi penser. Je ne sais plus ce que je reprochais à Ludvik, cela s'enfuit de mon esprit quand je cherche à le savoir. De plus en plus, mes convictions s'effondrent, pourquoi ?
Je souffre de ce manque de loyauté flagrant envers mon seigneur.
Je me dois de lui obéir, au prix de ma vie si nécessaire.
Je n'en peux plus de cette souffrance, je n'ai que trop trahi mon seigneur ! Que penserait-il de moi ? Je lui dois tout, jusqu'à ma vie !
Mais je ne crois qu'à moitié à ce que je viens de penser... que m'arrive-t-il ? C'est comme si quelque chose manquait en moi, et je suis déchiré... dois-je vraiment tuer mon propre frère ?
Non ! Je me dois d'obéir à mon seigneur, je n'ai que trop tardé, et quelle importance de toute façon ? La mission que nous a confié le dragon est un pur suicide. Nous allons tous mourir, et mon seigneur attend.
Les larmes aux yeux, et ne comprenant pas pourquoi, je tire ma dague hors de son fourreau, me retourne vers mon frère qui dort à côté de moi et plonge la lame dans sa poitrine, en plein cœur.