29-10-2020, 10:27 PM
Bonjour !
Une petite nouvelle sur un de mes sujets de prédilection...
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AMOUR ET TOCCATA
Trou-les-Biquettes (Meuse-et-Loire) est connue pour son école d’orgue, depuis qu’un nommé Kévin ayant pris les commandes de l’école de musique de la petite ville, comme celles du grand orgue de la collégiale, y a instauré une sortie de folie collective autour de cet instrument.
La collégiale Sainte-Turlute est une merveille de la fin du gothique rayonnant, et du début du flamboyant. Elle a été dotée en 1865, grâce à un don de S.M. l’Impératrice, d’un orgue dû à la star des organiers de l’époque : Aristide Cavaillé-Coll.
Ce qui a donné à l’intrépide Kévin l’idée d’un festival international qui attire aujourd'hui les plus grands de ses confrères.
Mais la renommée de son école, aujourd'hui conservatoire, attire aussi les désirs et les espoirs de bien des jeunes gens épris de gloire organistique ! C’est donc ici que commence cette histoire.
Luc-Antoine de Podzob, dont la famille possédait un superbe hôtel baroque en ville, était nouveau en cette école. Il y avait vite fait impression, autant par son talent aux claviers que par sa joliesse…
Il faut vous dire ici que la classe d’orgue de Trou-les-Biquettes était connue aussi pour… comment dire ? Disons qu’il n’y avait là que des garçons… et qu’iceux ne regardaient pas trop les filles. Vous me suivez ?
Cela n’empêchait point les talents de s’y révéler, qu’on m’en croie !
Ayant d’abord étudié chez Stan (ici, cette formule signifie : à Nancy… c’est-à-dire : chez Stanislas, successivement roi de Pologne et duc de Lorraine), le fin Luc-Antoine avait réussi à se faire admettre à l’école par le sévère Kévin, mais il avait dû y faire ses preuves, car avec le temps, la concurrence y était devenue rude.
Une belle pièce qui plaisait à Luc-Antoine était la toccata de Théodore Dubois (1837-1924), vaste morceau symphonique post-romantique qu’il possédait assez bien, malgré ses difficultés.
Or voilà justement qu’une famille noble de l’endroit désira qu’on jouât la toccata de Dubois pour clore le baptême de son dernier rejeton, en la collégiale. Il était en effet devenu normal que toute cérémonie religieuse familiale de quelque ampleur fût ici accompagnée par le grand orgue, joué par les meilleurs élèves de la classe.
Rappelons que les élèves donnaient à tour de rôle un récital tous les dimanches à cinq heures… et qu’ils avaient le droit de répéter toute la journée dans la collégiale, qui résonnait d’orgue à longueur de journée, ou presque !
Ce matin-là, Kévin, trente-cinq ans et demi, fit entrer Anne-Louis de La Porte de Vaux en son bureau.
— Chef ! Je voudrais jouer la toccata de Dubois, si tu m’y autorises.
— Mais… Anne-Louis… tu es sûr de la posséder… vraiment ?
— Aussi bien que… le nouveau.
— Tu veux parler de Luc-Antoine ?
— Je préfère ne pas le nommer.
— Bon ! Je vois ! Eh ben ! Il reste un mois avant la cérémonie : je vous donne le grand orgue une fois par jour à chacun, en alternance : l’un avant l’autre un jour, et le contraire le lendemain. Mais je vous préviens ! Je ne donne aucun conseil, et ce seront vos potes qui jugeront !
— Euh… Oui, chef, fit Anne-Louis, baissant le museau.
Il sortit la tête basse du bureau du patron, Anne-Louis. Pour croiser Luc-Antoine, justement. Qui venait quérir la même autorisation.
Il reçut le même discours que son concurrent ; mais Kévin ajouta :
— Comme je l’ai dit à Anne-Louis, soigne ta registration !
Vous seuls saurez que Kévin n’avait point donné ce conseil à Anne-Louis…
Mais bien évidemment, comme la collégiale était ouverte à tout le monde, chacun pouvait y prendre les idées de l’autre…
Ce soir-là — on était en été, et il faisait une chaleur telle que la collégiale était quasiment pleine, d’autant que le grand orgue y sonnait à toute force — Luc-Antoine écoutait son compétiteur qui s’acharnait sur Dubois… et pas trop mal, d’ailleurs.
Un léger coup de coude l’en osa distraire, alors. : Anatole, un des élèves de la classe, qui ne prétendait point aux splendeurs symphoniques du Cavaillé-Coll, ce garçon étant passionné de musique baroque.
Luc-Antoine regarda ce minet, fade et pâlot, un châtain presque transparent tant il était délicat, mais dont le sourire soudain le toucha.
— Il fait ça bien, non ? Mais… peut-être que la registration pourrait être améliorée, aussi…
— Hein ?
— J’ai un instrument, chez moi qui pourrait te permettre de le dépasser, l’Anne-Louis… sans qu’il le sache.
— Anatole ?
— Viens… si tu veux.
Si Luc-Antoine avait échangé deux ou trois phrases avec ce frêle garçon depuis son arrivée dans la classe, c’était bien le bout du monde ! Mais il le suivit jusqu’à son petit hôtel Renaissance, rue de La Haute-Branche… qui était d’ailleurs le nom du minet.
Luc-Antoine n’avait jamais vécu à Trou-les-Biquettes, aussi ne connaissait-il pas cette famille, pourtant ancienne en Lorraine. Et il fut des plus surpris en découvrant, dans la cave voûtée de l’hôtel, un orgue électronique de première grandeur.
— Si tu veux… En fait j’ai écrit là tous les jeux que tu pourrais utiliser à Sainte-Turlute : tu regardes… si tu veux.
Stupéfait, Luc-Antoine prit le papier… et fut encore plus ébahi : car le garçon y avait inscrit une registration complète de la toccata, certes différente de celle prévue par le compositeur, mais hautement intéressante, ô combien !
À l’invitation d’Anatole, il se mit aux claviers, et Anatole lui proposa de registrer au fur et à mesure qu’il jouait. Instant étonnant ! Car les choix du garçon différaient radicalement de ceux qu’on venait d’entendre à la collégiale !
Luc-Antoine en fut épaté et remercia chaleureusement le garçon.
— Bof… Dis rien, va !
— Et pourquoi ? C’est génial, ce que t’as fait, là ! Et même, je sais pas comment te remercier !
— Euh… si tu tiens à me remercier… murmura le garçon, gêné.
— Dis !
— Eh ben… J’ai composé une toccata baroque… que je suis pas capable de jouer, parce qu’elle est un peu… difficile, et… je crois que toi, tu…
— Hein ? fit Luc-Antoine, épaté, montre, vite !
La partition sous le nez, Luc-Antoine ouvrit des yeux grands comme des roues de charrette !
— Oh putain !... Ouais, c’est pas de la tarte, mais… Oh !
Et Luc-Antoine de commencer incontinent à déchiffrer cette œuvre brillante, assurément, avec brio, d’ailleurs.
Il savait faire, Luc-Antoine ! Aussi se sortit-il sans encombre de cette épreuve, à l’étonnement de l’auteur :
— J’étais sûr que tu saurais, toi, mais… tu m’épates quand même !
— Je suis loin d’être au point, mais… c’est génial, ça ! T’en as fait d’autres ?
— Ben… Oui, plein.
— Anatole ! Bon, je recommence, et tu m’arrêtes quand ça va pas comme tu veux, hein ?
Et l’on se mit à travailler comme des pros… Où Luc-Antoine découvrit en ce fin minet un compositeur exigeant… et tellement éloigné de la pâle figure qu’il montrait au jour le jour !
Une heure plus tard, il demanda :
— Deux choses ! Un verre d’eau, s’te plaît et… le droit de créer ta toccata. À Notre-Dame de Paris, si tu veux ! Je connais le titulaire ! Et j’ai aussi un pote à Cologne… Oh ! Ce serait super !
— Merci, fit Anatole, troublé. Du Sainte-Turlute, ça t’ira ? Je veux fêter la première audition de mon œuvre…
Anatole alla quérir le susdit breuvage, et Luc-Antoine se demanda soudain où il était. Il venait de passer une heure à travailler une toccata particulièrement compliquée avec son auteur, lui-même un compositeur de talent… dont il ne savait rien ! Il eut alors une idée.
Qu’il confia à Anatole quand celui-ci revint, les bras chargés. Le minet en rosit, et l’on trinqua en les antiques coupes de cristal taillé.
— Mais… pourquoi tu m’as demandé ça à moi, et pas à Anne-Louis ? Il est meilleur que moi, pour la technique, je crois !
— Pas pour l’interprétation. Et puis…
Là, Anatole tourna la tête, et murmura, après un temps :
— Et puis ça… je l’ai écrit pour toi.
— Pour moi ? Mais… fit Luc-Antoine, stupéfait.
Anatole ne le regardait pas, et continua, doucement :
— J’étais sûr que tu ferais ça bien. C’est de la musique pour toi, je crois.
— Oh !
Dans le bureau de Kévin, le lendemain, Luc-Antoine déclara calmement :
— Je ne souhaite plus jouer Dubois au baptême.
— Ah oui ? Tu m’explique pourquoi ? C’est sûrement toi le meilleur, alors…
— Ben… je pense qu’on pourrait proposer un arrangement à la famille.
— Hein ?
— Dubois au début, et une première mondiale pour finir.
— Mondiale, rien que ça ! s’esclaffa le prof.
— Une toccata baroque à tomber par terre.
— Et t’as trouvé ça où ? fit Kévin, rigouillard.
— Anatole.
Le patron eut un mouvement de recul.
— Anatole ? Il compose ?
— Et bien, encore ! Du baroque comme s’il en pleuvait !
— Bon ! On voit ça. T’es sûr de toi, hein ?
Le lendemain soir, l’affaire était arrangée. Kévin n’eut pas la moindre remarque à faire sur l’œuvre d’Anatole... sinon des compliments. Le plus dur, somme toute, fut pour lui de faire passer Anne-Louis de la sortie à l’entrée de la cérémonie.
Mais nul n’avait rien à lui répondre, à Kévin !
Arriva le grand jour, un vendredi en fin d’après-midi (moment choisi pour la moindre affluence de touristes). Autant vous dire que si Luc-Antoine avait été tous les jours répéter la toccata de Dubois à la collégiale, c’était juste pour donner le change…
Il avait été prévu qu’Anne-Louis saluerait après sa prestation, et il fut ovationné. Mais le grand-père du baptisé, et ordonnateur des festivités, avait promis le silence sur ce qui s’ensuivrait.
Ce fut d’ailleurs lui qui, le bébé dans les bras, annonça :
— Pour fêter l’entrée de notre petit Nicolas dans le monde, nous allons lui offrir une toccata, en création mondiale.
Ladite toccata illumina soudain la collégiale, saisissant les auditeurs. On s’était arrangé pour que ce morceau fût joué juste à cinq heures, moment de l’audition journalière, aussi la collégiale était-elle pleine…
L’assemblée explosa de joie, à la fin du morceau, au point que Luc-Antoine dut le bisser.
— Tu t’es bien foutu de ma gueule ! fit aigrement Anne-Louis à Luc-Antoine, au sortir de l’église.
— Tu m’as pas raté non plus, y m’semble ? ajouta Anatole, qui était juste derrière.
— Oh ! Toi…
— Tu m’as marché sur la gueule plus fort que sur les pédales du grand orgue… si tu te souviens !
Anne-Louis tourna les talons, mais Anatole le prit par le bras.
— T’as un moyen de te racheter…
— Ta gueule !
— …en créant un morceau que j’ai écrit pour toi.
Anne-Louis stoppa net.
— Une fantaisie sur les grands jeux. Kévin est d’accord.
Luc-Antoine suivit Anatole chez lui. Où il osa demander, le verre de Sainte-Turlute en main :
— Pourquoi t’as offert un morceau à Anne-Louis ?
— J’étais amoureux de lui, et il m’a repoussé… brutalement, voilà. Mais j’ai pas envie de l’humilier : c’est un organiste super, non ? Bon ! Maintenant, j’te préfère, c’est sûr !
— Tu veux dire… pour l’orgue ?
— Ben… J’aime le buffet, mais… j’ai encore vu aucun tuyau… et pis… si tu me montres pas la pédale… j’t’aime quand même !
Où Luc-Antoine craqua et vint prendre la bouche que lui offrait Anatole. Ces fins jeunes gens ne perdirent pas de temps en vaines palabres, et se découvrirent vitement des terrains d’entente : on s’accorda tout de suite. Les beautés de l’un et de l’autre firent leur effet, et ces garçons surent tout de suite à qui et à quoi ils avaient affaire !
Anatole exigea que Luc-Antoine assistât au déchiffrage de la fantaisie qu’il avait écrire pour Anne-Louis. Il ne la ramena pas, Anne-Louis ! Mais on était tranquille, à neuf heures du matin dans la collégiale.
Sans surprise, Anne-Louis s’en tira parfaitement bien, et même, il suggéra des registrations que le compositeur accepta.
— J’ai envie de composer, plein, plein, plein ! fit Anatole, tout sourire. Vous êtes géniaux, tous les deux !
— J’te joue quand tu veux ! affirma Anne-Louis.
— Et moi-z-itou ! compléta Luc-Antoine.
La fantaisie fut créée le dimanche suivant, devant un grand concours de peuple qui apprécia hautement le morceau. Ce fut Luc-Antoine qui tourna les pages, d’ailleurs… et la fin de la soirée fut douce, pour ces trois garçons… qui changèrent de tuyaux, pour s’amuser.
29. X. 2020
Une petite nouvelle sur un de mes sujets de prédilection...
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AMOUR ET TOCCATA
Trou-les-Biquettes (Meuse-et-Loire) est connue pour son école d’orgue, depuis qu’un nommé Kévin ayant pris les commandes de l’école de musique de la petite ville, comme celles du grand orgue de la collégiale, y a instauré une sortie de folie collective autour de cet instrument.
La collégiale Sainte-Turlute est une merveille de la fin du gothique rayonnant, et du début du flamboyant. Elle a été dotée en 1865, grâce à un don de S.M. l’Impératrice, d’un orgue dû à la star des organiers de l’époque : Aristide Cavaillé-Coll.
Ce qui a donné à l’intrépide Kévin l’idée d’un festival international qui attire aujourd'hui les plus grands de ses confrères.
Mais la renommée de son école, aujourd'hui conservatoire, attire aussi les désirs et les espoirs de bien des jeunes gens épris de gloire organistique ! C’est donc ici que commence cette histoire.
Luc-Antoine de Podzob, dont la famille possédait un superbe hôtel baroque en ville, était nouveau en cette école. Il y avait vite fait impression, autant par son talent aux claviers que par sa joliesse…
Il faut vous dire ici que la classe d’orgue de Trou-les-Biquettes était connue aussi pour… comment dire ? Disons qu’il n’y avait là que des garçons… et qu’iceux ne regardaient pas trop les filles. Vous me suivez ?
Cela n’empêchait point les talents de s’y révéler, qu’on m’en croie !
Ayant d’abord étudié chez Stan (ici, cette formule signifie : à Nancy… c’est-à-dire : chez Stanislas, successivement roi de Pologne et duc de Lorraine), le fin Luc-Antoine avait réussi à se faire admettre à l’école par le sévère Kévin, mais il avait dû y faire ses preuves, car avec le temps, la concurrence y était devenue rude.
Une belle pièce qui plaisait à Luc-Antoine était la toccata de Théodore Dubois (1837-1924), vaste morceau symphonique post-romantique qu’il possédait assez bien, malgré ses difficultés.
Or voilà justement qu’une famille noble de l’endroit désira qu’on jouât la toccata de Dubois pour clore le baptême de son dernier rejeton, en la collégiale. Il était en effet devenu normal que toute cérémonie religieuse familiale de quelque ampleur fût ici accompagnée par le grand orgue, joué par les meilleurs élèves de la classe.
Rappelons que les élèves donnaient à tour de rôle un récital tous les dimanches à cinq heures… et qu’ils avaient le droit de répéter toute la journée dans la collégiale, qui résonnait d’orgue à longueur de journée, ou presque !
Ce matin-là, Kévin, trente-cinq ans et demi, fit entrer Anne-Louis de La Porte de Vaux en son bureau.
— Chef ! Je voudrais jouer la toccata de Dubois, si tu m’y autorises.
— Mais… Anne-Louis… tu es sûr de la posséder… vraiment ?
— Aussi bien que… le nouveau.
— Tu veux parler de Luc-Antoine ?
— Je préfère ne pas le nommer.
— Bon ! Je vois ! Eh ben ! Il reste un mois avant la cérémonie : je vous donne le grand orgue une fois par jour à chacun, en alternance : l’un avant l’autre un jour, et le contraire le lendemain. Mais je vous préviens ! Je ne donne aucun conseil, et ce seront vos potes qui jugeront !
— Euh… Oui, chef, fit Anne-Louis, baissant le museau.
Il sortit la tête basse du bureau du patron, Anne-Louis. Pour croiser Luc-Antoine, justement. Qui venait quérir la même autorisation.
Il reçut le même discours que son concurrent ; mais Kévin ajouta :
— Comme je l’ai dit à Anne-Louis, soigne ta registration !
Vous seuls saurez que Kévin n’avait point donné ce conseil à Anne-Louis…
Mais bien évidemment, comme la collégiale était ouverte à tout le monde, chacun pouvait y prendre les idées de l’autre…
Ce soir-là — on était en été, et il faisait une chaleur telle que la collégiale était quasiment pleine, d’autant que le grand orgue y sonnait à toute force — Luc-Antoine écoutait son compétiteur qui s’acharnait sur Dubois… et pas trop mal, d’ailleurs.
Un léger coup de coude l’en osa distraire, alors. : Anatole, un des élèves de la classe, qui ne prétendait point aux splendeurs symphoniques du Cavaillé-Coll, ce garçon étant passionné de musique baroque.
Luc-Antoine regarda ce minet, fade et pâlot, un châtain presque transparent tant il était délicat, mais dont le sourire soudain le toucha.
— Il fait ça bien, non ? Mais… peut-être que la registration pourrait être améliorée, aussi…
— Hein ?
— J’ai un instrument, chez moi qui pourrait te permettre de le dépasser, l’Anne-Louis… sans qu’il le sache.
— Anatole ?
— Viens… si tu veux.
Si Luc-Antoine avait échangé deux ou trois phrases avec ce frêle garçon depuis son arrivée dans la classe, c’était bien le bout du monde ! Mais il le suivit jusqu’à son petit hôtel Renaissance, rue de La Haute-Branche… qui était d’ailleurs le nom du minet.
Luc-Antoine n’avait jamais vécu à Trou-les-Biquettes, aussi ne connaissait-il pas cette famille, pourtant ancienne en Lorraine. Et il fut des plus surpris en découvrant, dans la cave voûtée de l’hôtel, un orgue électronique de première grandeur.
— Si tu veux… En fait j’ai écrit là tous les jeux que tu pourrais utiliser à Sainte-Turlute : tu regardes… si tu veux.
Stupéfait, Luc-Antoine prit le papier… et fut encore plus ébahi : car le garçon y avait inscrit une registration complète de la toccata, certes différente de celle prévue par le compositeur, mais hautement intéressante, ô combien !
À l’invitation d’Anatole, il se mit aux claviers, et Anatole lui proposa de registrer au fur et à mesure qu’il jouait. Instant étonnant ! Car les choix du garçon différaient radicalement de ceux qu’on venait d’entendre à la collégiale !
Luc-Antoine en fut épaté et remercia chaleureusement le garçon.
— Bof… Dis rien, va !
— Et pourquoi ? C’est génial, ce que t’as fait, là ! Et même, je sais pas comment te remercier !
— Euh… si tu tiens à me remercier… murmura le garçon, gêné.
— Dis !
— Eh ben… J’ai composé une toccata baroque… que je suis pas capable de jouer, parce qu’elle est un peu… difficile, et… je crois que toi, tu…
— Hein ? fit Luc-Antoine, épaté, montre, vite !
La partition sous le nez, Luc-Antoine ouvrit des yeux grands comme des roues de charrette !
— Oh putain !... Ouais, c’est pas de la tarte, mais… Oh !
Et Luc-Antoine de commencer incontinent à déchiffrer cette œuvre brillante, assurément, avec brio, d’ailleurs.
Il savait faire, Luc-Antoine ! Aussi se sortit-il sans encombre de cette épreuve, à l’étonnement de l’auteur :
— J’étais sûr que tu saurais, toi, mais… tu m’épates quand même !
— Je suis loin d’être au point, mais… c’est génial, ça ! T’en as fait d’autres ?
— Ben… Oui, plein.
— Anatole ! Bon, je recommence, et tu m’arrêtes quand ça va pas comme tu veux, hein ?
Et l’on se mit à travailler comme des pros… Où Luc-Antoine découvrit en ce fin minet un compositeur exigeant… et tellement éloigné de la pâle figure qu’il montrait au jour le jour !
Une heure plus tard, il demanda :
— Deux choses ! Un verre d’eau, s’te plaît et… le droit de créer ta toccata. À Notre-Dame de Paris, si tu veux ! Je connais le titulaire ! Et j’ai aussi un pote à Cologne… Oh ! Ce serait super !
— Merci, fit Anatole, troublé. Du Sainte-Turlute, ça t’ira ? Je veux fêter la première audition de mon œuvre…
Anatole alla quérir le susdit breuvage, et Luc-Antoine se demanda soudain où il était. Il venait de passer une heure à travailler une toccata particulièrement compliquée avec son auteur, lui-même un compositeur de talent… dont il ne savait rien ! Il eut alors une idée.
Qu’il confia à Anatole quand celui-ci revint, les bras chargés. Le minet en rosit, et l’on trinqua en les antiques coupes de cristal taillé.
— Mais… pourquoi tu m’as demandé ça à moi, et pas à Anne-Louis ? Il est meilleur que moi, pour la technique, je crois !
— Pas pour l’interprétation. Et puis…
Là, Anatole tourna la tête, et murmura, après un temps :
— Et puis ça… je l’ai écrit pour toi.
— Pour moi ? Mais… fit Luc-Antoine, stupéfait.
Anatole ne le regardait pas, et continua, doucement :
— J’étais sûr que tu ferais ça bien. C’est de la musique pour toi, je crois.
— Oh !
Dans le bureau de Kévin, le lendemain, Luc-Antoine déclara calmement :
— Je ne souhaite plus jouer Dubois au baptême.
— Ah oui ? Tu m’explique pourquoi ? C’est sûrement toi le meilleur, alors…
— Ben… je pense qu’on pourrait proposer un arrangement à la famille.
— Hein ?
— Dubois au début, et une première mondiale pour finir.
— Mondiale, rien que ça ! s’esclaffa le prof.
— Une toccata baroque à tomber par terre.
— Et t’as trouvé ça où ? fit Kévin, rigouillard.
— Anatole.
Le patron eut un mouvement de recul.
— Anatole ? Il compose ?
— Et bien, encore ! Du baroque comme s’il en pleuvait !
— Bon ! On voit ça. T’es sûr de toi, hein ?
Le lendemain soir, l’affaire était arrangée. Kévin n’eut pas la moindre remarque à faire sur l’œuvre d’Anatole... sinon des compliments. Le plus dur, somme toute, fut pour lui de faire passer Anne-Louis de la sortie à l’entrée de la cérémonie.
Mais nul n’avait rien à lui répondre, à Kévin !
Arriva le grand jour, un vendredi en fin d’après-midi (moment choisi pour la moindre affluence de touristes). Autant vous dire que si Luc-Antoine avait été tous les jours répéter la toccata de Dubois à la collégiale, c’était juste pour donner le change…
Il avait été prévu qu’Anne-Louis saluerait après sa prestation, et il fut ovationné. Mais le grand-père du baptisé, et ordonnateur des festivités, avait promis le silence sur ce qui s’ensuivrait.
Ce fut d’ailleurs lui qui, le bébé dans les bras, annonça :
— Pour fêter l’entrée de notre petit Nicolas dans le monde, nous allons lui offrir une toccata, en création mondiale.
Ladite toccata illumina soudain la collégiale, saisissant les auditeurs. On s’était arrangé pour que ce morceau fût joué juste à cinq heures, moment de l’audition journalière, aussi la collégiale était-elle pleine…
L’assemblée explosa de joie, à la fin du morceau, au point que Luc-Antoine dut le bisser.
— Tu t’es bien foutu de ma gueule ! fit aigrement Anne-Louis à Luc-Antoine, au sortir de l’église.
— Tu m’as pas raté non plus, y m’semble ? ajouta Anatole, qui était juste derrière.
— Oh ! Toi…
— Tu m’as marché sur la gueule plus fort que sur les pédales du grand orgue… si tu te souviens !
Anne-Louis tourna les talons, mais Anatole le prit par le bras.
— T’as un moyen de te racheter…
— Ta gueule !
— …en créant un morceau que j’ai écrit pour toi.
Anne-Louis stoppa net.
— Une fantaisie sur les grands jeux. Kévin est d’accord.
Luc-Antoine suivit Anatole chez lui. Où il osa demander, le verre de Sainte-Turlute en main :
— Pourquoi t’as offert un morceau à Anne-Louis ?
— J’étais amoureux de lui, et il m’a repoussé… brutalement, voilà. Mais j’ai pas envie de l’humilier : c’est un organiste super, non ? Bon ! Maintenant, j’te préfère, c’est sûr !
— Tu veux dire… pour l’orgue ?
— Ben… J’aime le buffet, mais… j’ai encore vu aucun tuyau… et pis… si tu me montres pas la pédale… j’t’aime quand même !
Où Luc-Antoine craqua et vint prendre la bouche que lui offrait Anatole. Ces fins jeunes gens ne perdirent pas de temps en vaines palabres, et se découvrirent vitement des terrains d’entente : on s’accorda tout de suite. Les beautés de l’un et de l’autre firent leur effet, et ces garçons surent tout de suite à qui et à quoi ils avaient affaire !
Anatole exigea que Luc-Antoine assistât au déchiffrage de la fantaisie qu’il avait écrire pour Anne-Louis. Il ne la ramena pas, Anne-Louis ! Mais on était tranquille, à neuf heures du matin dans la collégiale.
Sans surprise, Anne-Louis s’en tira parfaitement bien, et même, il suggéra des registrations que le compositeur accepta.
— J’ai envie de composer, plein, plein, plein ! fit Anatole, tout sourire. Vous êtes géniaux, tous les deux !
— J’te joue quand tu veux ! affirma Anne-Louis.
— Et moi-z-itou ! compléta Luc-Antoine.
La fantaisie fut créée le dimanche suivant, devant un grand concours de peuple qui apprécia hautement le morceau. Ce fut Luc-Antoine qui tourna les pages, d’ailleurs… et la fin de la soirée fut douce, pour ces trois garçons… qui changèrent de tuyaux, pour s’amuser.
29. X. 2020
Amitiés de Louklouk !