CHAPITRE VI (1/2)
Les essuies glaces évacuent prestement l’eau qui martèle le pare-brise avec une fébrilité déconcertante. Harmonie est toujours endormie, pelotonnée dans le siège passager. Moi qui comptait sur elle pour chasser mes pensées envahissantes, je suis de la revue. Pour autant, sa simple présence suffit à détourner mon attention de mes cogitations internes et puis petit à petit, je m’habitue à regarder la réalité en face, sans même m’en apercevoir, inconsciemment devant le bonheur de Caroline que je ne voudrais pour rien au monde perturber.
Les cheveux d’Harmonie laissent entrevoir entre les boucles rouges, rosées pour certaines, une frange de peau plus pâle au sommet de son crane. Peut-être un début de calvitie et cette simple évocation totalement décalée par rapport à la réalité, me fait largement sourire. Ironiquement j’avoue, j’en arrive à me demander si la tonsure ne serait pas en sa faveur, au point où elle en est avec son physique. De naturel, elle doit être châtain clair aux vues des racines capillaires qui commencent à se manifester. Accrochée au lobe de son oreille, la seule visible de ma place, une boucle argentée assez grossière, pas très jolie, sur laquelle est représentée une tête de mort provocatrice. Elle trône entre les mèches rebelles, distillant de-ci de-la un regard sombre, éclairé par le rayonnement éclatant du soleil matinal qui traverse maintenant les nuages.
La pluie s’est arrêtée. Je suis partagé. L’idée de déposer cette passagère hors normes à la prochaine aire d’autoroute fait son chemin pourtant quelque part, elle me fascine, peut-être parce qu’elle est différente. Et c’est cette différence qui m’attire. Une différence si gigantesques que j’ai conscience de l’imperméabilité de nos deux mondes ; elle dans sa sphère asociale et moi dans le confort d’une vie bien rangée. La « Belle et la Bête » en mode inversé.
Elle est là, recroquevillée sur elle même, presque comme une fleur délicate, une fleur au goût sauvage, au parfum humide. Dans son sommeil, une confiance calculée, une confiance que je peux rompre simplement en la renvoyant dans son univers à elle, en continuant ma route comme si de rien n’était, en restant tranquillement installé dans mon aisance bourgeoise, les yeux fermés sur le reste.
Devant le ruban d’asphalte qui s’annonce et qui mène directement à l’aire d’autoroute, mon clignotant refuse de fonctionner ; rébellion de ma conscience, rébellion de mes mains, rébellion de mon corps et, sans résistance, je me laisse convaincre de poursuivre ma route en sa compagnie.
Harmonie s’étire, un bras en l’air, les pieds calés contre le plancher de la voiture. Dans son mouvement d’extension, elle pousse un grognement pour réveiller ses muscles endormis avec une moue dubitative avant d’ouvrir un œil aguerri sur le paysage qui défile inlassablement sous nos yeux.
- On est où ?
- On va bientôt passer Amiens. Vous avez dormi une petite heure.
- J’espère que je n’ai pas ronflé.
- Non ça allait. Enfin, ça restait supportable.
- Désolée. Parfois, je m’entends et c’est super énervant.
- On va rencontrer un gros bouchon, un accident. Il faudra sortir de l’autoroute.
- Vous avez la possibilité de quitter l’A16 pour rejoindre l’A1 en passant par Montdidier et d’ailleurs c’est ce que vous indique le GPS. De mes souvenirs d’enfance, la route est plutôt bonne et l’arrivée sur Paris est beaucoup plus tranquille en passant par là.
- Vous connaissez ?
- Oui mes parents habitent ou habitaient, je ne sais plus, à côté de Compiègne, un village assez modeste, un peu atypique. Ça fait un bail que je ne suis pas passée par ici,
- Ça fait longtemps que vous n’avez pas vu vos parents ?
- C’est compliqué. Je préfère ne pas en parler.
- Vous faites quoi dans la vie ?
- Rien ! Je vis de ce que les gens me donnent. Et comme je suis une femme, j’apitoie probablement davantage et donc j’obtiens un peu plus que les autres. Je ne me plains pas. Et vous ?
- Je suis dans la fonction publique, j’occupe un poste d‘encadrement dans le domaine administratif.
- Ah ! Fonctionnaire ! En tout qu’à, ça a l’air de bien payer. Je vous voyais plutôt dirigeant d’entreprise, PDG, un gros poste quoi plutôt qu’un petit rond-de-cuir.
- Vous êtes toujours aussi désobligeante lorsque vous parler des autres ?
- Excusez-moi, je n’avais pas l’intention de vous froisser.
- On ne peut pas dire que ça ne sortait pas du fond du cœur. Qu’est-ce que vous avez contre les fonctionnaires ?
- « Le petit prince », ça vous parle ? Le petit bonhomme un peu grassouillet qui va défroquer tous les matins à la même heure en lisant son journal.
- Saint-Exupéry ! Oui évidemment que ça me parle. Vous avez lu « Le petite prince » ?
- Mais vous me prenez pour une attardée ou quoi ? Ce n’est pas parce que j’ai l’apparence d’une moins que rien que je n’ai pas un minimum de culture. Je pourrai probablement vous en apprendre si vous vous donniez au moins la peine d’éviter de me juger sur les apparences.
- Ce n’est pas ce que vous avez fait en montant dans la voiture ?
- Vous êtes trop énervant. Je ne vous adresse plus la parole.
Un silence s’installe, de celui qui de toute évidence met mal à l’aise. Harmonie regarde droit devant elle, le visage figé, contrariée, agacée, presque irritée par sa propre intransigeance. Elle se triture les mains avec une certaine nervosité renforçant davantage encore le sentiment de mal-être général. Au bout de quelques minutes, elle tourne son visage vers moi, un visage marqué par le désespoir ; un visage où les yeux brillent magnifiquement, embués par des larmes embryonnaires.
- Si vous voulez me déposer, vous n’avez qu’à vous arrêter à la prochaine aire.
- Et si on reprenait depuis le début plutôt ?
- A quoi bon ! De toute façon vous vous foutez des gens comme moi, sans intérêt, catalogué au premier regard, des gens qui vivent aux crochet de la société, des bons à rien, des fainéants, des inutiles, des fardeaux du capitalisme.
- Je suis vraiment désolé et si je vous ai offensée, je m’en excuse sincèrement.
- Non, c’est moi qui m’excuse. Je ne me suis pas contrôlée. Ces derniers temps, j’ai beaucoup plus de difficulté à me maîtriser. Vous n’y êtes pour rien. Je craque comme ça, sans raison apparente. Les nerfs sans doute, l’angoisse peut-être, la peur de ce que sera demain. Pas de présent, pas d’avenir, juste un passé pas toujours très glorieux mais parfois j’arrivais au moins à y trouver mes moments à moi, ceux où je me sentais heureuse même si ça n’a jamais duré très longtemps. Et ces moments de bonheur, aussi infimes soient-t’ils, c’était ici dans la région, juste à quelques kilomètres d’ici.
- Où exactement ?
- A cinq minutes à peine, au Nord de Compiègne.
- Si je vous propose un deal, vous l’accepteriez ?
Les essuies glaces évacuent prestement l’eau qui martèle le pare-brise avec une fébrilité déconcertante. Harmonie est toujours endormie, pelotonnée dans le siège passager. Moi qui comptait sur elle pour chasser mes pensées envahissantes, je suis de la revue. Pour autant, sa simple présence suffit à détourner mon attention de mes cogitations internes et puis petit à petit, je m’habitue à regarder la réalité en face, sans même m’en apercevoir, inconsciemment devant le bonheur de Caroline que je ne voudrais pour rien au monde perturber.
Les cheveux d’Harmonie laissent entrevoir entre les boucles rouges, rosées pour certaines, une frange de peau plus pâle au sommet de son crane. Peut-être un début de calvitie et cette simple évocation totalement décalée par rapport à la réalité, me fait largement sourire. Ironiquement j’avoue, j’en arrive à me demander si la tonsure ne serait pas en sa faveur, au point où elle en est avec son physique. De naturel, elle doit être châtain clair aux vues des racines capillaires qui commencent à se manifester. Accrochée au lobe de son oreille, la seule visible de ma place, une boucle argentée assez grossière, pas très jolie, sur laquelle est représentée une tête de mort provocatrice. Elle trône entre les mèches rebelles, distillant de-ci de-la un regard sombre, éclairé par le rayonnement éclatant du soleil matinal qui traverse maintenant les nuages.
La pluie s’est arrêtée. Je suis partagé. L’idée de déposer cette passagère hors normes à la prochaine aire d’autoroute fait son chemin pourtant quelque part, elle me fascine, peut-être parce qu’elle est différente. Et c’est cette différence qui m’attire. Une différence si gigantesques que j’ai conscience de l’imperméabilité de nos deux mondes ; elle dans sa sphère asociale et moi dans le confort d’une vie bien rangée. La « Belle et la Bête » en mode inversé.
Elle est là, recroquevillée sur elle même, presque comme une fleur délicate, une fleur au goût sauvage, au parfum humide. Dans son sommeil, une confiance calculée, une confiance que je peux rompre simplement en la renvoyant dans son univers à elle, en continuant ma route comme si de rien n’était, en restant tranquillement installé dans mon aisance bourgeoise, les yeux fermés sur le reste.
Devant le ruban d’asphalte qui s’annonce et qui mène directement à l’aire d’autoroute, mon clignotant refuse de fonctionner ; rébellion de ma conscience, rébellion de mes mains, rébellion de mon corps et, sans résistance, je me laisse convaincre de poursuivre ma route en sa compagnie.
Harmonie s’étire, un bras en l’air, les pieds calés contre le plancher de la voiture. Dans son mouvement d’extension, elle pousse un grognement pour réveiller ses muscles endormis avec une moue dubitative avant d’ouvrir un œil aguerri sur le paysage qui défile inlassablement sous nos yeux.
- On est où ?
- On va bientôt passer Amiens. Vous avez dormi une petite heure.
- J’espère que je n’ai pas ronflé.
- Non ça allait. Enfin, ça restait supportable.
- Désolée. Parfois, je m’entends et c’est super énervant.
- On va rencontrer un gros bouchon, un accident. Il faudra sortir de l’autoroute.
- Vous avez la possibilité de quitter l’A16 pour rejoindre l’A1 en passant par Montdidier et d’ailleurs c’est ce que vous indique le GPS. De mes souvenirs d’enfance, la route est plutôt bonne et l’arrivée sur Paris est beaucoup plus tranquille en passant par là.
- Vous connaissez ?
- Oui mes parents habitent ou habitaient, je ne sais plus, à côté de Compiègne, un village assez modeste, un peu atypique. Ça fait un bail que je ne suis pas passée par ici,
- Ça fait longtemps que vous n’avez pas vu vos parents ?
- C’est compliqué. Je préfère ne pas en parler.
- Vous faites quoi dans la vie ?
- Rien ! Je vis de ce que les gens me donnent. Et comme je suis une femme, j’apitoie probablement davantage et donc j’obtiens un peu plus que les autres. Je ne me plains pas. Et vous ?
- Je suis dans la fonction publique, j’occupe un poste d‘encadrement dans le domaine administratif.
- Ah ! Fonctionnaire ! En tout qu’à, ça a l’air de bien payer. Je vous voyais plutôt dirigeant d’entreprise, PDG, un gros poste quoi plutôt qu’un petit rond-de-cuir.
- Vous êtes toujours aussi désobligeante lorsque vous parler des autres ?
- Excusez-moi, je n’avais pas l’intention de vous froisser.
- On ne peut pas dire que ça ne sortait pas du fond du cœur. Qu’est-ce que vous avez contre les fonctionnaires ?
- « Le petit prince », ça vous parle ? Le petit bonhomme un peu grassouillet qui va défroquer tous les matins à la même heure en lisant son journal.
- Saint-Exupéry ! Oui évidemment que ça me parle. Vous avez lu « Le petite prince » ?
- Mais vous me prenez pour une attardée ou quoi ? Ce n’est pas parce que j’ai l’apparence d’une moins que rien que je n’ai pas un minimum de culture. Je pourrai probablement vous en apprendre si vous vous donniez au moins la peine d’éviter de me juger sur les apparences.
- Ce n’est pas ce que vous avez fait en montant dans la voiture ?
- Vous êtes trop énervant. Je ne vous adresse plus la parole.
Un silence s’installe, de celui qui de toute évidence met mal à l’aise. Harmonie regarde droit devant elle, le visage figé, contrariée, agacée, presque irritée par sa propre intransigeance. Elle se triture les mains avec une certaine nervosité renforçant davantage encore le sentiment de mal-être général. Au bout de quelques minutes, elle tourne son visage vers moi, un visage marqué par le désespoir ; un visage où les yeux brillent magnifiquement, embués par des larmes embryonnaires.
- Si vous voulez me déposer, vous n’avez qu’à vous arrêter à la prochaine aire.
- Et si on reprenait depuis le début plutôt ?
- A quoi bon ! De toute façon vous vous foutez des gens comme moi, sans intérêt, catalogué au premier regard, des gens qui vivent aux crochet de la société, des bons à rien, des fainéants, des inutiles, des fardeaux du capitalisme.
- Je suis vraiment désolé et si je vous ai offensée, je m’en excuse sincèrement.
- Non, c’est moi qui m’excuse. Je ne me suis pas contrôlée. Ces derniers temps, j’ai beaucoup plus de difficulté à me maîtriser. Vous n’y êtes pour rien. Je craque comme ça, sans raison apparente. Les nerfs sans doute, l’angoisse peut-être, la peur de ce que sera demain. Pas de présent, pas d’avenir, juste un passé pas toujours très glorieux mais parfois j’arrivais au moins à y trouver mes moments à moi, ceux où je me sentais heureuse même si ça n’a jamais duré très longtemps. Et ces moments de bonheur, aussi infimes soient-t’ils, c’était ici dans la région, juste à quelques kilomètres d’ici.
- Où exactement ?
- A cinq minutes à peine, au Nord de Compiègne.
- Si je vous propose un deal, vous l’accepteriez ?
- °° -