CHAPITRE LXXXIII
''Casus conscientiae''
''Casus conscientiae''
Le marquis de Siorac était issu d'une très ancienne famille. Son ancêtre, anobli par Carlus Magnus lui même, avait été un des généraux du premier empereur d'Utopia. Il avait prit fait et cause pour le tout premier duc et celui-ci l'avait élevé du rang de comte à celui de marquis.
Burydan avait croisé Pierre de Siorac plusieurs fois à la cour du Duc et il l'appréciait. Il n'était pas aussi imbu et enflé de lui-même que les autres courtisans et avait toujours un sourire, un petit signe de tête ou un mot gentil pour tous, y compris les serviteurs.
Le marquis n'avait pas de harem. C'était extrêmement étrange pour quelqu'un de son rang, mais on disait qu'il était raffolé de sa femme, Luna, et que celle-ci lui suffisait amplement. Il adorait également ses trois enfants, Amandine, Charlotte et Pierre-Emmanuel. Et c'est ce qui causa son malheur.
Lorsque sa fille Amandine eut 15 ans, on la présenta à la cour, comme c'était l'usage. Et elle était magnifique. De longs cheveux noirs qui lui tombaient en cascade jusqu'à mi-dos, de grands yeux en amande, un visage à l'ovale parfait, un petit nez retroussé, des lèvres pulpeuses et roses, un corps mince et élancé avec, malgré son jeune age, ce qu'il fallait de rondeurs là où il le fallait. Tous les seigneurs furent subjugués par la jeune fille, y compris Galbatorix.
Dés le lendemain le Duc fit mandé le marquis :
- Mon ami, dit Galbatorix, je suis tombé amoureux comme fol de votre tant jolie fille et ai décidé d'en faire l'une de mes concubines.
Ce qui, pour tout autre seigneur, aurait pu passer pour une grande faveur, les filles comptant pour rien et permettant d'avoir pécunes, charges et avantages de leur tout puissant amant, glaça le sang du marquis. Il tenait à sa fille comme à la prunelle de ses yeux et ne voulait pas la voir ni enfermée jusqu'à sa mort dans le gynécée du Duc, ni, si elle ne l'amusait plus, finir dans les arènes.
Pierre de Siorac se leva et s'inclina profondément devant Galbatorix.
- Votre Altesse, dit-il, je suis extrêmement flatté de l'intérêt que vous portez à Amandine, mais c'est une Siorac... c'est à dire trop basse pour être votre épouse, mais bien trop haute pour n'être que l'une de vos concubines...
Et le marquis sortit.
Le Duc resta interloqué. Il lui fallu la nuit pour se remettre de cet affront, et le lendemain il entra dans l'une de ses pires colères. Il décida que le marquis paierait son refus de sa vie et qu'il prendrait le bourgeon de sa fille qu'elle le veuille ou non. Il envoya la milice arrêter Pierre de Siorac et sa famille.
Mais le marquis avait bien compris qu'on ne disait pas ''non'' à Galbatorix impunément. Il rassembla le plus de pécunes et d'objets de valeur qu'il put et fuit avec sa famille.
La fureur du Duc flamboya. Il mit la tête de marquis à prix, ainsi que celle de sa famille. Il les voulait vivants. 15 000 lunars pour celui qui lui ramènerait les fuyards.
- Je ne la prendrai pas comme concubine, non, disait-il, ce sera mon jouet. Je forcerai son père à me regarder la déflorer violemment et à voir mes gardes passer sur elle les uns après les autres... et j'enverrai ce marquis de merde croupir dans le cul de basse fosse le plus fangeux en sachant que son autre fille et sa femme finiront dans le plus sordide bordel de tout Brittania et que son fils sera vendu comme esclave...
Tous les chasseurs de prime se lancèrent à la poursuite du marquis... sans grand succès... et Burydan reçut un message...
Un de ses informateurs de Benn'Hodet, l'un des ports de la Côte des Épées, lui affirma avoir aperçu le marquis se renseigner sur le prochain bateau en partance pour Mesmera.
Le départ du bateau en question était prévu pour dans six jours. Burydan partit donc sur le champs pour cueillir le marquis avant qu'il ne fuit. Son informateur lui indiqua la maison où se terraient les Siorac. A la nuit tombée, la veille de leur départ, Burydan défonça la porte d'un coup de pied.
- Par ordre du Duc Galbatorix, vous êtes en état d'arrestation...
Cris de frayeur des enfants qui se blottirent contre leur mère, le marquis se mettant devant eux en écartant les bras, comme pour leur faire un rempart de son corps.
- Rendez-vous sans faire d'histoire, dit Burydan, l’épée à la main, et tout se passera bien...
Le marquis s'approcha de lui.
- Vous êtes Burydan de Malkchour, n'est-ce pas ?
- En effet.
- Messire de Malkchour...
Burydan grimaça à ce ''messire'' mais entendit qu'il n'y avait aucune once de mépris ou de dérision dans la voix de Siorac.
- ...je suis votre prisonnier et je vous suivrai sans faire d'histoire. Mais, par pitié, messire, laissez partir ma famille. Ma femme, mon fils et mes filles ne méritent pas le sort que leur réserve le Duc. Je vous en prie, messire. Je vous en supplie...
Et le marquis se mit à genoux devant Burydan, les mains jointes.
- Je vous donnerai les 15 000 lunars promis... c'est tout ce que j'ai pu emporter, mais ils sont à vous. Mais pour l'amour des dieux, laissez partir ma famille...
Burydan regardait ce haut seigneur à genoux devant lui et qui le suppliait.
- Relevez vous monsieur le marquis, de grâce...
Pierre de Siorac se releva et Burydan le contourna et se dirigea vers sa femme et ses enfants. Le petit Pierre-Emmanuel, qui avait tout juste 7 ans, se blottit encore plus contre sa mère en sanglotant. Burydan rengaina son épée et mit un genoux à terre pour se mettre à la hauteur du drolissou. Il sortit un mouchoir de sa manche et essuya les joues toutes chafourées de larmes de l'enfant.
Il se releva et fit un profond salut à Luna et à ses filles.
- A quelle heure est le bateau demain ? demanda-t-il au marquis.
- Six heures du matin... Ma sœur à épouser un haut seigneur de Loctudy, en Mesmera. Ma famille se réfugiera chez elle... enfin, si vous acceptez ma proposition...
- Monsieur le marquis, dit Burydan en hochant la tête, si vous m'aviez suppliez de vous épargner vous, je vous aurais livrer au Duc. Mais vous avez d'abord pensé à votre famille. Je vais donc accéder à votre requête.
- Oh, merci messire de Malkchour, merci... je prierai les dieux pour qu'il vous garde...
Il se retourna vers sa famille et dit :
- Vous êtes libres. Ma mie, prenez bien soin de nos enfants...
- Oh, mon ami, qu'allons-nous faire sans vous ?
- Ma sœur prendra soin de vous. Le plus important c'est que vous soyez en sécurité. C'est tout ce qui m'importe.
Le marquis embrassa ses filles et son épouse. Il se pencha vers son fils et lui dit :
- A présent, Pierre-Emmanuel, c'est vous l'homme de la famille. Prenez soin de votre mère et de vos sœurs.
Il embrassa son fils et se dirigea vers le mur du fond. Il y ramassa un petit coffre et se retourna vers Burydan.
- Messire, voici tout ce que j'ai pu prendre avant de fuir. Et tout ceci est à vous... et moi aussi...
Il tendit le coffret au chasseur de prime.
- On ne m'achète pas, monsieur le marquis. Je n'ai jamais accepté de gants (1) et ne vais pas commencer aujourd'hui. De plus, je pense que votre famille en aura plus besoin que moi...
Le marquis regarda Burydan bouche bée. Un chasseur de prime qui n'avait pas d’appât au gain... Puis il comprit que s'il acceptait il aurait l'impression de trahir sa parole, celle faite au Duc.
- Merci messire de Malkchour Merci infiniment.
Le marquis remit le coffret à sa place.
- Je vous suit à présent.
- Non, dit Burydan.
- Plaît-il ?
- J'ai dit non. Votre famille fuit à Mesmera, c'est bien ça ?
- Euh, oui...
- Et ne reviendra plus jamais à Brittania, ni même en Utopia ?
- Non, jamais...
- Très bien. Toute famille a besoin d'un chef. Et même si monsieur votre fils en est certainement capable, je pense qu'il faudrait quelqu'un d'un peu plus expérimenté.
- Je... je ne comprends pas...
- Demain votre famille et vous partirez pour Mesmera. Si vous me donnez votre parole de ne plus jamais revenir.
- Vous l'avez, monsieur, vous l'avez...
- Bien. Mais il y a une condition...
- Tout ce que vous voudrez messire...
- Occupez vous toujours aussi bien de votre épouse et de vos enfants que vous l'avez fait jusqu'à présent...
- Je vous le promets, messire... je... je ne sais comment vous remercier...
Luna, ayant compris à la parfin que son mari, ses enfants et elle allaient partir ensemble, s'approcha de Burydan.
- Messire de Malkchour, je ne sais comment vous dire merci...
Elle se mit sur la pointe des pieds et lui fit un petit poutoune sur la joue. Et une si haute dame qui embrassait un roturier comme Burydan, ce poutoune n'était pas anodin.
- Messire, dit le marquis, je sais que vous ne voulez pas de pécunes, et je comprends pourquoi, mais acceptez ce modeste présent...
Pierre de Siorac enleva une bague de son annulaire et la remit à Burydan. C'était une bague en astrium sertie d'une smaragdie. Burydan opina et mit la bague dans sa poche.
- Merci, monsieur le marquis.
- Monsieur, dit Pierre de Siorac, quand le duc vous a appelé messire, j'ai bien entendu toute la dérision et le mépris qu'il y mettait... mais sachez qu'à présent je pourrai dire à tous que Burydan de Malkchour est un véritable seigneur...
Burydan lui fit un petit salut.
- Bon voyage, puissent Poss et Idon vous mener à bon port...
Le marquis lui fit un profond salut et Burydan sortit. Il attendit sur le port le lendemain, à l'aube, et vit le marquis et sa famille monter à bord du bateau. Sur la poupe, Pierre de Siorac reconnut la silhouette massive de Burydan dans la brume et lui fit un salut de la main. Burydan sourit et retourna vers Ank'Arat.
- Bonjour Anselme...
- Burydan mon ami ! Les enfants, deux minutes de repos le temps que je m'entretienne avec messire de Malkchour...
Soupirs de soulagement de ses secrétaires.
Attablés au bureau de Anselme, devant un verre d'hydromel, Burydan lui fit son rapport.
- Mmm mmm, dit Anselme Ainsi tu as manqué le marquis de peu...
- De quelques heures...
- Et il a prit le bateau pour Arkina .
- Exact.
- Étrange, j'aurais plutôt pensé que Pierre de Siorac serait parti pour Mesmera, sa sœur y ayant épousé le comte de Loctudy...
Burydan ne répondit pas. Les yeux pétillants d'intelligence de Anselme étaient fichés dans les siens et le chasseur de prime eut l'impression qu'il le sondait jusqu'au fond de l'âme.
- Je sais généralement jugé les gens, Burydan, et je sens que tu me mens...
- Absolument pas... dit Burydan, pas très sur de lui.
- Dans ce cas donne moi ta parole que ce récit est la pure vérité...
Burydan ne pu pas. Et il raconta la vraie histoire à Anselme.
- Je vois, dit Anselme. Je vais faire un rapport circonstancié au Duc...
- Euh, Anselme...
- Un rapport, le coupa le vieil homme, qui dira que tu as loupé le marquis de quelques heures et que celui-ci a fuit avec toute sa famille à Arkina...
- Merci Anselme.
Il se contenta de sourire et de faire un petit clin d’œil à Burydan.
Le chasseur de prime retourna vers Malienda. C'est la seule et unique fois où il manqua à sa parole. Et le plus inconcevable c’est qu'il n'éprouvait aucun remord...
(1) ''Accepter des gants'' : vieille expression utopienne signifiant ''accepter des pots de vin''.
(2) Smaragdie : pierre précieuse le plus fréquemment de couleur verte. Très semblable à l'émeraude.