CHAPITRE II
''Ancilla formosa''
II démonta à quatre heures de l'après midi devant l'auberge du ''Chien qui Fume'' et caressa l'encolure de son cheval
- Nous y voilà Arion, tu vas pouvoir te reposer quelques temps, avec enbaku (1) à volonté et bonne eau fraîche.
Arion hennit doucement. Il pensait qu'il comprenait tout ce qu'il lui disait. Un jeune homme, grand et épais comme un cerceau, de la paille plein ses cheveux blonds, et des taches de rousseur sur les joues, vint à sa rencontre.
- Tiens, bonjour messire, ça fait longtemps qu'on ne vous a pas vu... vous voulez que je m'occupe d'Arion ?
- Évidemment Tarim.
Il lui jeta un sol que le garçon happa au vol. Ça représentait la moitié de son salaire journalier.
- Vous inquiétez pas, messire, je vais m'en occuper comme si c'était le mien...
Il entra dans l'auberge pendant que Tarim emmenait Arion aux écuries. Dés qu'il pénétra dans la grande salle, toutes les conversations cessèrent et tous les yeux se braquèrent sur lui. Certains baissèrent les yeux, trouvant tout de suite quelque chose de très intéressant à observer dans le fond de leur gobelet. Il provoquait souvent ce genre de réaction, surtout auprès de eux qui étaient en ''délicatesse'' avec la milice.
L'alberguier s'approcha de lui, obséquieux comme toujours :
- Bonjour messire, c'est toujours un honneur pour moi de vous recevoir dans mon humble établissement
- Bonjour, maître Recroche, je voudrais une chambre.
- Bien sûr, messire, bien sûr...
- Ma chambre habituelle est-elle libre ?
- Oh oui, nous la réservons pour des personnes de qualité, comme vous, messire... Si messire veut bien signer le registre... vous comprenez, c'est la loi...
Pendant qu'il signait, l’aubergiste cria :
- Margot ! Margot !! où est encore passée cette fainéante... MARGOT !!!!
- Voilà, voilà, j'arrive...
Une petite blonde de 15 ou 16 ans arriva, la démarche précipitée.
- Où étais-tu, sotte embéguinée?! Encore en train de badiner avec le palefrenier ?!
- Ce niquedouille ? Certainement pas. J'aidais la Maligou en cuisine. La pauvre, avec tous ces légumes à éplucher et tous ces plats à préparer... elle ne s'en sort plus. Je lui ai donc donné la main, même si ce n'est pas mon travail. Et elle s'en sortirait mieux si vous n'étiez pas tant pingre et si vous embauchiez un gâte sauce...
- Pingre !!! dit Recroche. Comment oses-tu.
Il leva la main pour la souffleter mais il vit l’œil gris de son client virer au noir et sa main se porter ostensiblement à la poignée de sa dague. Recroche blêmit, avala sa salive et laissa retomber sa main. Pendant qu'il recherchait la clef de la chambre, tournant le dos à Margot, celle-ci lui fit une grimace et lui tira la langue.
- Amène plutôt messire à la chambre du troisième étage. Et ne lambine pas.
Margot prit la clef et voulu prendre les bagages.
- Par les dieux ! Que monsieur a-t-il mis là-dedans ? Des pierres ?
- Laisse, Margot, je vais le faire...
Il suivit la blondinette dans le petit viret.
- Tu es nouvelle ici, Margot ?
- Oui messire.
- Qu'est devenu Franchou ?
- La pauvrette s'était faite engrosser par un vau-néant qui lui avait promis mariage, et l'a abandonné quand il a su qu'elle portait son fruit. Elle est morte en couche, hélas...
Il savait que, dans les auberges, on embauchait des chambrières jeunes et accortes pour attirer le chaland. Et ces mignotes, payées une misère, mettaient du beurre dans leurs spanakis (2) en ''égayant'' les nuits des clients. Margot ne semblait pas déroger à la règle, vu le balancement exagéré de ses hanches et les œillades assassines qu'elle lui jetait quand et quand.
Arrivé enfin à l'étage, Margot ouvrit une porte et ils y entrèrent. Pendant qu'il posait ses bagages, Margot tira les rideaux, ouvrit les volets et fit bouffer les oreillers.
Il adorait cette auberge. Certes, l'alberguier était plus chiche-face et pleure-pain qu'aucun fils de bonne mère en Utopia, mais les chambres étaient propres, les draps immaculés et changer toutes les semaines, les repas copieux et de qualité, et le vin délicieux, différent de la piquette infâme que l'on servait habituellement. Ce qui justifiait les prix élevés que demandait l'aubergiste.
Cette chambre était sa préférée. Elle disposait d'un balcon sur l'arrière du bâtiment, et, luxe extrême, des toilettes (ce qui évitait de courir en hiver jusqu'au fond de la cour, et évitait aussi l'utilisation d'un vase de nuit qui, même fermé, empuantissait l'atmosphère) et même une salle d'eau, certes trop petite pour y prendre un bain, mais suffisante pour une bonne toilette, plus complète qu'avec un broc et une bassine.
- Monsieur a-t-il besoin de quelque chose ?
- Non, merci, Margot. Je pense avoir tout ce qu'il faut...
- Dans ce cas monsieur a-t-il... envie de quelque chose, dit-elle en battant des cils.
Il s'approcha d'elle.
- A vrai dire, oui...
Il la prit par la taille, l'attira à lui et l’enlaça.
- Oh monsieur, comme vous y allez... dit Margot, mais sans tenter d'échapper à son étreinte.
Il se pencha vers elle et commença à lui piquer des petits bisous dans son cou mollet, la faisant frissonner.
- J'ai bien vie de quelque chose, jolie Margot.
Il remonta en petits bisous jusqu'à sa mignonne oreille et y susurra :
- Un pichet du meilleur picrate de cette auberge, un pichet d'eau fraîche et deux gobelets...
Il la lâche et la regarda, l’œil goguenard.
Les yeux bleus de Margot noircirent et elle partit, offusquée.
Il s'en voulut un peu d'avoir joué ainsi avec la petite, mais il n'avait pas pu résister.
Alors qu'il rangeait ses affaires dans la commode et l'armoire, on frappa deux coups secs à la porte.
- Entrez !
Margot entra, posa le plateau avec les pichets et les gobelets sur la table sans lui jeter un regard et s'apprêtait à ressortir quand il l'interpella :
- Margot, m'en veux tu pour ma petite blague ?
- Monsieur, dit Margot, vous me prenez dans vos bras, me piquez cents poutounes qui me font frémir de la tête aux pieds et ensuite me demandez du picrate et de l'eau, me laissant ainsi, languissante et vergognée, et bien je vous le dis, monsieur, vous êtes un méchant !
- Mille excuses, Margot, puis-je me faire pardonner ?
Il fouilla dans son escarcelle et y prit une pièce de 5 sols. Il la glissa dans la main de Margot.
- Ceci pourrait-il rhabiller cette petite écorne ?
Margot regarda la pièce et la glissa dans sa poche.
- Monsieur, la pécune ne fait pas tout...
- Quoi de plus, alors ?
- Deux poutounes, juste à la commissure de mes douces lèvres et nous serons quittes...
Il la prit de nouveau dans ses bras et lui déposa deux petits bisous juste aux bords de ses belles lèvres.
- Sommes nous de nouveau bons amis ?
- Tout à plein messire. Et si vous avez besoin, ou envie, de quoi que ce soit, dit-elle avec un petit sourire, même s'il s'agit de picrate ou d'eau, vous n'aurez qu'à tirer sur ce cordon à côté de votre couche, et je serai là dans le quart d'une demie minute.
Elle lui sourit, lui fit une petite révérence et partit.
Il termina de ranger ses affaires et redescendit au rez de chaussée.
- Messire sort ? demanda l'aubergiste.
- Comme tu le vois.
- Mangerez vous ici ce soir ?
- Oui-da.
- Dans ce cas la table de messire sera prête dés sept heures.
Il sortit. Il se sentait suant et puant et avait envie d'un bon bain. Il décida de se faire un petit plaisir et se dirigea, non pas vers les bains publics, mais vers ''Les Étuves de la Mère Mouchu''.
(1) Enbaku : plante de la famille des graminées, utilisée comme céréale ou comme fourrage. Très semblable à l'avoine.
(2) Spanaki : plante dont les feuilles sont comestibles. Très semblables aux épinards.