L'Apéro du vendredi
— J'crois que je vais me barrer, Thibault... susurra Philémon, alors qu'on était en train de siroter l'apéro du vendredi soir — tradition locale — dans la colocation de ces deux étudiants de première année, qui étaient amis depuis la seconde.
— Hein ? Tu vas te casser ? Mais avec qui ? Pas la Florence, quand même ?
— Non, non... pas avec elle, non, mais... je sais pas trop... En fait... je crois que je suis pas trop fait pour la vie en communauté.
— M'enfin ! Qu'est-ce que tu me racontes, là ? Ça fait deux mois et demi qu'on est là tous les deux peinards et que tout se passe parfaitement bien, et tu veux te barrer ?
— Tu dois penser que je déconne, bien sûr...
— Ben j'me demande, oui... C'est pas une meuf, t'es sûr ?
— Non, pas de meuf... Oh ! Chuis désolé, Thibault ! Je sais pas et...
Philémon avala une grande lampée de son kir, et Thibault eut l'impression qu'il allait pleurer.
— C'est à cause de moi ? Je fais pas ce qu'y faut pour la vie en commun ?
— Oh non, t'es parfait... et plus que moi, même ! Mais...
On rebut en silence, et Thibault réajusta le niveau des verres. Et l'on se renfila une belle dose, avant que Philémon murmurât, les yeux sur le tapis :
— Pas de risque que je me barre avec la Florence, non ! On n'a même jamais baisé, si tu veux l'savoir !
— Hein ? sursauta Thibault, c'est pas vrai !
— Et même... — là, Philémon reprit une longue rasade, avalée d'un trait — ...et même... j'ai jamais niqué une meuf, voilà.
Silence dans la carrée : Thibault était abasourdi. Il parvint à articuler, enfin, tout doucement :
— Mais, Phiphi, qu'est ce que tu me dis, là ?
— Ce que tu viens d'entendre, souffla Philémon sans le regarder.
— Mais... c'est quand même pas pour ça que tu veux te barrer, mon pote ? Des meufs à se faire, y en a plein la fac, et plein les rues, voyons !
— C'qu'y a surtout plein les rues, c'est des meufs à pas se faire...
— Philémon ?... Mais... Oh... Tu veux dire quoi, là ?
— T'as compris. J'ai trop de soucis dans la tête... et je veux surtout pas t'emmerder avec ça.
— Ho ! Ho ! Mais ça va pas du tout, ça !
Il ne s'attendait pas à ça, le gars Thibault ! Il gambergea à toute vitesse : quoi, son pote gay ? Eh ben... Eh ben ! C'était pas un drame, enfin ! Il respira un grand coup :
— T'aimes qui tu veux, mon Phiphi, et ça m'emmerde évidemment pas ! Alors tu restes : ici, c'est chez toi... et on a bien prévu qu'on y amenait qui on voulait, non ?
— T'as jamais gardé la Joséphine !
— Son paddock est meilleur que le mien... et y grince pas à chaque coup de reins !
Philémon dut sourire, et releva le museau.
— T'es gentil, mais... je veux pas t'offrir ma sale gueule à tous les repas ! Je vais pas bien, et...
— D'abord, même quand t'es triste, t'arrives pas à être moche ! Et puis, on peut causer, non ? Toutes les tristesses se ressemblent, tu crois pas ?
— Oh ! T'es gentil, mais...
— Et pis j'ai besoin de toi. Ta gaieté, depuis que je te connais, m'a fait un bien immense, et j'ai pas l'intention de m'en priver, tu vois ?
— Oooh... ma gaieté, peut-être, mais ma gaytitude ? ne put s'empêcher de répondre Philémon, qui ne ratait ordinairement aucun jeu de mots.
— Ah ! Ah ! Bon ! L'humour est toujours là, c'est le principal. Et le principal est donc que tu prennes toutes les choses avec gaieté... même la gaytitude. Et c'est pas moi qui vais te casser la baraque, tu t'en doutes !
Les jolis yeux pâles de Philémon s'emplirent alors de larmes, et Thibault posa précipitamment son verre pour enlacer son ami.
— Ho ! Pas de ça, mon p'tit pote, tout va bien !
Petit moment d'émotion, dont Philémon finit par s'extraire :
— T'es adorable, Thibault, mais....
— Pas de mais ! Tu restes, hein ? Et on s'éclate chacun dans son domaine !
— T'es prêt à faire grincer ton sommier ?
— Ouais... mais pas avec la Joséphine ! Et toi ?
— Ben... je suis sur un p'tit coup, là... alors si ça te gêne pas...
— Bingo ! Tu me les présenteras, tes chouchous ?
— Tu les connais déjà tous !
On se sépara après avoir trinqué derechef. Néanmoins, on emporta chacun dans sa chambre un kir de grande personne...
Or donc, Thibault eut à penser : il n'avait rien deviné, et se demanda s'il était aveugle, ou indifférent aux états d'âme de celui qu'il considérait comme un ami proche.
La semaine suivante, Philémon parut nettement plus détendu : il avait retrouvé son sourire charmeur. Ce vendredi matin, il lui demanda :
— Toujours d'accord pour le concours de grinçage de sommier ?
— Ah ! Euh... oui, bien sûr ! T'es sur un coup ?
— Plusieurs ! Et toi ?
— Euh... Oui, oui ! mentit un Thibault peu soucieux de paraître démuni de bonnes fortunes.
D'ailleurs, il passa sa journée à organiser sa fin de semaine. Au diable la Joséphine ! Là, il fallait assurer, et la donzelle avait ses humeurs, par-ci, par-là. Et comme il ne manquait pas de solutions de repli, il avisa.
Dès le soir, on s'enferma chacun dans sa carrée avec qui de droit... et l'on s'arrangea pour s'éviter au sortir des galipettes. M'enfin, le samedi matin on sortit ensemble de sa chambre, et tout nu.
— Tout seul ? dit-on ensemble, avant d'éclater de rire.
Alors on alla se doucher ensemble. et au petit déjeuner,il fallut bien avouer...
— J'ai pas entendu ton sommier, mon pote ! attaqua Philémon.
— J'ai pourtant assuré, je pense ! Toi... je t'ai entendu gémir comme une jeune mariée !
— C'est mon côté sentimental... et puis ça plaît au mâle... même pas dominant !
Thibault pouffa, et l'on se félicita de cette première nuit chaude. Thibault demanda :
— Tu remets ça, ce soir ? Moi... je serai peut-être à trois...
— Y va exploser, ton matelas ! Je suis sur un coup, oui...
On alla à ses affaires du samedi, entre les courses, le ménage et la lessive.
Et le soir, après dîner, on se croisa : Philémon accueillait un Florent pâle et gracieux, quand Thibault recevait Géraldine et Bérenger... On se salua gentiment, vu que tout le monde se connaissait, et l'on se retira.
La Géraldine était une rude drôlesse qui partageait ses charmes généreux entre plusieurs de ses condisciples, mais principalement entre Thibault et Bérenger. Et Thibault était plutôt content de la partager ce soir avec un de ses mailleurs potes... Il en attendait de jolies choses, reconnaissant in petto son désir de voyeurisme, sur ce coup-là.
On picola donc chacun dans sa carrée, tranquillement, avant de passer à des trucs de grandes personnes...
Il avait déjà tripoté le frêle Florent, Philémon, mais sans que les choses allassent beaucoup plus loin : il espérait donc que ce soir...
Raté ! Le splendide rondin du grand maigrichon ne remplit pas ses espérances... ni le reste. Plus coincé que ne le pensait Philémon, ce jeune homme se laissa pomper une petite heure avant de jouir dans les grandes largeurs... puis de prendre le large. Philémon cela sa déception, et raccompagna le minet à la porte, nu toujours... et demi-dur, car il n'avait pas débordé, lui !
Or regagnant sa chambre, il tomba sur Bérenger, qui sortait de la salle de bains, nu lui aussi.
— Ho ! Ça va ?
— Ouais... si on veut.
Il y eut une petite indécision et Philémon proposa :
— On sirote quelque chose au salon, vite fait, avant que t'y retournes ?
Bérenger sourit. Quel bel enfant qu'iceluy ! Grand, bellement musclé et velu de sombre, ce châtain-là était à tomber ! Et son sourire ! Certes triste à ce moment, mais absolument irrésistible, au sentiment de Philémon.
Philémon sortit de sa réserve (d'origine parentale, avouons-le) une prune tout ce qu'il y a de plus civilisée, et l'on sirota.
— Il est barré, ton mec ? osa enfin Bérenger.
— Ouais... Il avait juste envie de profiter de mes exceptionnels talents de suceur...
— Ah ! Ah ! Et... il a été servi ?
— T'avais p'têt' les oreilles entre les cuisses de votre Mémène, mais il a bien gueulé ! Et toi ?
Bérenger regarda ailleurs, et prit une petite gorgée.
— Moi... Tu gardes ça pour toi ?
Philémon opina.
— Je crois que je suis pas fait pour ce genre de réunion mondaine...
— Gêné par Thibault ?
— Non, non... On a d'jà partouzé, mais ce soir... je me suis pas senti d'attaque, chais pas...
— Sans vouloir être vulgaire... il paraît pourtant que la Géraldine a son p'tit talent, non ?
— Oooh... Tu la fermes, hein ? — Philémon opina. J'étais pas en forme, là... alors elle a pompé le Thibault.
— Et t'es en manque, donc...
On se regarda de traviole, et Philémon refit le niveau de prune ; on sirota, en silence. Enfin Philémon murmura :
— Si j'osais... J'aimerais te rendre le sourire, Bérenger.
Le bel enfant comprit tout de suite, et ouvrit de grands yeux :
— T'es sérieux, là ? M... Moi ?
— Ça nous coûte rien d'essayer, en tout cas.
— T'es fou, toi ! fit Bérenger en souriant enfin, mais je veux pas t'emmerder avec mes conneries !
— Chuis pas une ONG, tu sais, et... ça me ferait plaisir.
— Ah !
On termina la prune, et Philémon, le cœur battant à tout rompre, se leva, tendant la main au joli poilu. Qui suivit.
Sur le lit de Philémon, Bérenger ferma les yeux, et laissa Philémon prendre possession de lui, des doigts et de la langue, qu'il trouva bien experts...
Et il poussa un fin geignement quand il se sentit bander. La suite lui fut un long délice, d'une délicatesse qu'il ne connaissait mie. D'autant que Philémon ne se limita point à son superbe objet, qui poussa l'obligeance jusqu'à lui bouffer hardiment la rondelle, ce qui détermina chez son patient une sorte de transe extatique...
Comme aussi le traitement infligé à ses beaux tétons bruns et pointus... Bref, il en eut pour son argent, le Bérenger. Et Philémon alla jusqu'à avaler son entier plaisir, pas moins.
Il était baba, le bel hétéro, après avoir retrouvé ses esprits. Il regarda Philémon, un peu hébété.
— Ça va ? demanda Philémon, inquiet. J'ai pas été trop...
— T'as été parfait.
À ce moment, on entendit du bruit dans le couloir, et la porte de la salle de bains se fermer ; on se tut donc, non sans que Philémon soufflât :
— On ira après, s'tu veux.
De fait, peu après, on entendit les autres, et l'on attendit encore un peu d'ouïr claquer la porte d'entrée pour oser sortir. On n'avait rien décidé de ce qu'on dirait...
Bien évidemment, on tomba immédiatement sur Thibault , qui était nu encore.
— Ben t'es passé où ? demanda-t-il à Bérenger.
— J'ai eu un coup de mou, et...
— ...et je l'ai invité à picoler et à papoter, compléta Philémon avec le plus grand naturel.
— Ah ?... Bon, fit Thibault, perplexe.
Après la douche, où Philémon réussit à rendre le sourire à un Bérenger plutôt gêné, on se sépara... et les deux colocs se retrouvèrent au salon. Thibault semblait avoir envie de parler, et de savoir, surtout... et Philémon le fit languir un instant.
Avant de céder, en un demi-sourire :
— Bon... j'te cacherai pas que je l'ai un peu consolé, aussi...
— Hein ? Mais de quoi ? On l'a pas maltraité !
— Disons que... il a dit n'être pas en forme... ou pas fait pour ça, et...
— Mais... qu'est-ce que tu lui as fait ?
— Ben... pompé à mort.
— Oh... fit Bérenger, surpris, et... il a apprécié ?
— Il a pris un abonnement, mentit Philémon sans rire.
— Ah !
Silence gêné dans la carrée, vous pensez. On s'en tint là pour le moment, mais Philémon eut l'impression d'avoir fait une connerie en racontant ses exploits à son coloc...
La vie reprit son cours gentiment, jusqu'au vendredi suivant. Et à l'apéro rituel, on s'avoua n'avoir aucun plan pour le soir-même... Un peu en ribote, Thibault déclara :
— Pas de nouvelles de Bérenger, depuis son expérience... cognitive... et toi ?
— Oui. Il m'a pas l'air traumatisé, et ma foi...
— Il en reprendrait ?
— Heu... j'ai pas dit ça, mais...
— Et... si ç'avait été moi, qui étais sorti l'autre soir ?
— Doux Jésus ! Ben... j't'aurais pas laissé tomber, sûr !
On se regarda de traviole un petit temps, avant d'éclater de rire.
— Sérieux ? demanda Thibault
— Super sérieux... s'tu veux...
— Ben...
Et Philémon osa : il s'envoya son kir d'un trait, et se leva pour se déshabiller, en regardant Thibault dans les yeux.
— Pisqu'on n'a rien de mieux à faire, ce soir...
Bien gêné, Thibault l'imita, et ferma les yeux quand Philémon s'agenouilla devant lui. Il ne tarda pas à gémir... vous comprenez. La suite fut des plus urbaines, au point qu'au sortir de la douche, Philémon envisagea une séance avec Bérenger... qu'il réussit à organiser, ne doutant plus de rien. Et désormais, l'apéro du vendredi soir est un « apéro suçatoire »...
— Et... est-ce que tu me diras pourquoi tu voulais te barrer, vraiment ? demanda Thibault, plus tard.
— C'est parce que j'en avais trop envie... de te sucer.
24. XII. 2024
Amitiés de Louklouk !