NDA Ce récit est l’occasion pour moi de vous parler de pièces que j’aime particulièrement. J’avais prévu de me rendre à Paris pour voir l’une d’entre elles à la Comédie Française, j’ai dû renoncer à cause des grèves. Je vais donc évoquer une autre mise en scène que j’ai vue juste avant le début de la pandémie, en 2020, mais qui n’est plus jouée à présent. Qu’importe, dans la fiction tout est possible, c’est pour cela que mes héros se retrouvent à Fribourg au lieu de Paris.
Je ne vais pas copier Wikipédia dans le récit pour faire un résumé de la pièce, c’est plus simple de le lire vous-même si cela vous intéresse :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Angels_in_America
Et je m’aperçois qu’il est de nouveau question d’un ange, mon pseudonyme me colle à la peau.
7
Florian avait choisi une représentation d’Angels in America, de Tony Kushner, mise en scène par Philippe Saire. Je me demandais pourquoi il avait choisi cette pièce qui parle du sida aux États-Unis dans les années 1980, c’était une époque que ni lui ni moi n’avions connue. Il y avait une table ronde avant le début du spectacle pour parler de la situation actuelle de la prévention et du traitement de cette maladie, Florian avait aussi envie d’y assister.
Nous étions donc arrivés à Fribourg dans l’après-midi, avions déposé nos sacs dans un hôtel proche du théâtre Nuithonie — Florian avait réservé deux chambres simples — et étions assis dans une petite salle sur des chaises en demi-cercle pour assister à la table ronde. Un stand était installé à l’entrée avec du matériel didactique et on nous avait remis des échantillons de préservatifs dont l’un avec le slogan « Fuck yeah ! ». Mon compagnon m’avait regardé en souriant, j’étais plutôt gêné.
Je me trouvais pour la première fois dans une assemblée où la majorité des hommes présents — il y avait surtout des hommes — devaient être gays, certains n’hésitaient pas à parler de leurs expériences, de leurs nombreux voyages à travers l’Europe pour participer à des évènements LGBT. J’étais un peu mal à l’aise, c’était très éloigné de la vie que j’avais eue. Florian semblait intéressé, il posa une question au sujet de la PrEP, la prophylaxie pré-exposition. Cela m’intrigua, désirait-il avoir, ou avait-il, de nombreuses relations sexuelles avec d’autres hommes ? Il devenait toujours plus énigmatique.
Après avoir mangé un sandwich, nous assistâmes au spectacle qui me plut beaucoup, malgré quelques mouvements peu naturels des acteurs, qui ressemblaient à de la danse. Le metteur en scène était aussi un chorégraphe.
À la fin, Florian avait l’air bouleversé, mais il ne voulait pas en parler tout de suite, il devait digérer ce qu’il avait vu. Comme l’hôtel n’avait pas de bar, nous prîmes la décision d’attendre le lendemain pour échanger nos impressions, après nous être promenés dans la ville de Fribourg que je ne connaissais pas et après avoir dégusté une fondue moitié-moitié dans un restaurant typique.
— Dans le fond, pourquoi as-tu choisi cette pièce ? demandai-je à mon ami. Parce qu’elle parle d’homosexuels ?
— Cette maladie touchait en effet surtout les homosexuels, qui étaient stigmatisés, mais n’oublions pas les autres personnes : les transfusés, les toxicomanes. Il y a une autre raison. Tu me promets de ne répéter à personne ce que je vais te dire ?
— Euh, oui, je te promets.
— Tu comprends, je vais te dire des choses que personne ne sait dans ma famille.
J’étais honoré de la confiance que me faisait Florian. Il me raconta :
— Je t’ai dit que mon père est médecin, mon grand-père l’était aussi. Son cabinet se trouvait dans sa maison d’habitation et il m’accompagnait parfois pour le visiter quand j’étais en vacances chez lui, j’étais très impressionné.
— Il voulait peut-être que tu choisisses cette vocation.
— Ça n’a pas marché, je jouerais peut-être le médecin dans Woyzeck. Il y avait quelque chose dans une armoire vitrée qui m’impressionnait particulièrement : un crâne, parmi d’autres modèles anatomiques.
— Celui que tu auras pour jouer Hamlet, dis-je.
— Exact. Un jour, je devais avoir une dizaine d’années, j’ai demandé à mon grand-père si c’était un vrai. Il a eu l’air ému, il a fait un effort pour ne pas verser une larme. Il m’a dit que c’était un vrai et qu’il connaissait le nom de la personne décédée.
— Il t’a dit qui c’était ?
— Pas le nom, à cause du secret médical, mais il m’a expliqué que c’était un jeune homme qui avait donné son corps à la science après sa mort, il était atteint du sida et espérait ainsi faire progresser la recherche. À cette époque, mon grand-père venait de terminer ses études et a vu l’arrivée des premiers malades dans l’hôpital où il travaillait.
— Un peu comme l’arrivée de la covid ces dernières années.
— Ce n’était pas exactement la même chose, la covid touchait surtout des personnes âgées ou avec des comorbidités, alors que les malades du sida étaient jeunes et en bonne santé, beaucoup avaient le même âge que mon grand-père.
Nous interrompîmes notre discussion pour commander les desserts : des meringues à la double-crème.
— Tu as demandé à ton grand-père si tu pouvais utiliser le crâne dans la pièce ? questionnai-je.
— Oui, il a hésité, il avait peur que je le laisse tomber. Nous avons convenu qu’il sera posé sur un élément de décor et que je ne le tiendrai pas à la main. C’est mieux ainsi, je ne tremblerai pas.
— Tu ne désires pas que les autres sachent que c’est un vrai crâne prêté par ton grand-père ?
— Je le leur dirai, mais je ne désire pas qu’ils sachent qui était le jeune homme, car mon grand-père m’en a dit un peu plus sur lui, maintenant et pas quand j’étais enfant. C’est cela que tu ne dois jamais répéter à personne.
— Je t’ai promis, répétai-je.
— Mon grand-père m’a avoué qu’il a eu des relations homosexuelles pendant sa jeunesse, il a aimé plusieurs autres hommes de son âge, sans le révéler à quiconque. Il s’est ensuite marié à ma grand-mère.
— Il connaissait donc le malade du sida.
— Oui, c’était l’un de ses amants, celui qu’il a le plus aimé, et il a assisté à son agonie quelques années plus tard, en tant que médecin.
— Ton grand-père aurait aussi pu attraper le sida.
— Il a arrêté de sortir avec des hommes avant le début de l’épidémie, sinon je ne serais pas là pour te raconter tout ça. Je ne crois pas qu’ils utilisaient les « Fuck yeah ! ».
— T’a-t-il dit pourquoi il s’est marié à une femme et a renoncé à l’homosexualité ?
— Je ne lui ai pas demandé, peut-être ne le sait-il toujours pas. Je ne sais pas non plus pourquoi il m’en a parlé alors qu’il le cache aux autres membres de ma famille.
Je comprenais maintenant pourquoi Florian était si bouleversé après avoir vu cette pièce, mais je ne savais rien de plus sur lui, il demeurait une énigme. J’hésitai à lui demander s’il était homosexuel, comme avait pu l’être son grand-père, cela n’aurait pas paru déplacé après cette discussion, mais je le fis pas, il aurait pu me retourner la question et je n’aurais pas su que lui répondre.
NDA À Fribourg, les fondues ont deux types de fromage différents : le Gruyère AOP et le Vacherin Fribourgeois AOP, j’ajoute AOP car le Gruyère suisse n’a rien à voir avec le « gruyère d’emmental ». C’est comme si l’on buvait du « Bourgogne du Beaujolais ».
Je ne vais pas copier Wikipédia dans le récit pour faire un résumé de la pièce, c’est plus simple de le lire vous-même si cela vous intéresse :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Angels_in_America
Et je m’aperçois qu’il est de nouveau question d’un ange, mon pseudonyme me colle à la peau.
7
Florian avait choisi une représentation d’Angels in America, de Tony Kushner, mise en scène par Philippe Saire. Je me demandais pourquoi il avait choisi cette pièce qui parle du sida aux États-Unis dans les années 1980, c’était une époque que ni lui ni moi n’avions connue. Il y avait une table ronde avant le début du spectacle pour parler de la situation actuelle de la prévention et du traitement de cette maladie, Florian avait aussi envie d’y assister.
Nous étions donc arrivés à Fribourg dans l’après-midi, avions déposé nos sacs dans un hôtel proche du théâtre Nuithonie — Florian avait réservé deux chambres simples — et étions assis dans une petite salle sur des chaises en demi-cercle pour assister à la table ronde. Un stand était installé à l’entrée avec du matériel didactique et on nous avait remis des échantillons de préservatifs dont l’un avec le slogan « Fuck yeah ! ». Mon compagnon m’avait regardé en souriant, j’étais plutôt gêné.
Je me trouvais pour la première fois dans une assemblée où la majorité des hommes présents — il y avait surtout des hommes — devaient être gays, certains n’hésitaient pas à parler de leurs expériences, de leurs nombreux voyages à travers l’Europe pour participer à des évènements LGBT. J’étais un peu mal à l’aise, c’était très éloigné de la vie que j’avais eue. Florian semblait intéressé, il posa une question au sujet de la PrEP, la prophylaxie pré-exposition. Cela m’intrigua, désirait-il avoir, ou avait-il, de nombreuses relations sexuelles avec d’autres hommes ? Il devenait toujours plus énigmatique.
Après avoir mangé un sandwich, nous assistâmes au spectacle qui me plut beaucoup, malgré quelques mouvements peu naturels des acteurs, qui ressemblaient à de la danse. Le metteur en scène était aussi un chorégraphe.
À la fin, Florian avait l’air bouleversé, mais il ne voulait pas en parler tout de suite, il devait digérer ce qu’il avait vu. Comme l’hôtel n’avait pas de bar, nous prîmes la décision d’attendre le lendemain pour échanger nos impressions, après nous être promenés dans la ville de Fribourg que je ne connaissais pas et après avoir dégusté une fondue moitié-moitié dans un restaurant typique.
— Dans le fond, pourquoi as-tu choisi cette pièce ? demandai-je à mon ami. Parce qu’elle parle d’homosexuels ?
— Cette maladie touchait en effet surtout les homosexuels, qui étaient stigmatisés, mais n’oublions pas les autres personnes : les transfusés, les toxicomanes. Il y a une autre raison. Tu me promets de ne répéter à personne ce que je vais te dire ?
— Euh, oui, je te promets.
— Tu comprends, je vais te dire des choses que personne ne sait dans ma famille.
J’étais honoré de la confiance que me faisait Florian. Il me raconta :
— Je t’ai dit que mon père est médecin, mon grand-père l’était aussi. Son cabinet se trouvait dans sa maison d’habitation et il m’accompagnait parfois pour le visiter quand j’étais en vacances chez lui, j’étais très impressionné.
— Il voulait peut-être que tu choisisses cette vocation.
— Ça n’a pas marché, je jouerais peut-être le médecin dans Woyzeck. Il y avait quelque chose dans une armoire vitrée qui m’impressionnait particulièrement : un crâne, parmi d’autres modèles anatomiques.
— Celui que tu auras pour jouer Hamlet, dis-je.
— Exact. Un jour, je devais avoir une dizaine d’années, j’ai demandé à mon grand-père si c’était un vrai. Il a eu l’air ému, il a fait un effort pour ne pas verser une larme. Il m’a dit que c’était un vrai et qu’il connaissait le nom de la personne décédée.
— Il t’a dit qui c’était ?
— Pas le nom, à cause du secret médical, mais il m’a expliqué que c’était un jeune homme qui avait donné son corps à la science après sa mort, il était atteint du sida et espérait ainsi faire progresser la recherche. À cette époque, mon grand-père venait de terminer ses études et a vu l’arrivée des premiers malades dans l’hôpital où il travaillait.
— Un peu comme l’arrivée de la covid ces dernières années.
— Ce n’était pas exactement la même chose, la covid touchait surtout des personnes âgées ou avec des comorbidités, alors que les malades du sida étaient jeunes et en bonne santé, beaucoup avaient le même âge que mon grand-père.
Nous interrompîmes notre discussion pour commander les desserts : des meringues à la double-crème.
— Tu as demandé à ton grand-père si tu pouvais utiliser le crâne dans la pièce ? questionnai-je.
— Oui, il a hésité, il avait peur que je le laisse tomber. Nous avons convenu qu’il sera posé sur un élément de décor et que je ne le tiendrai pas à la main. C’est mieux ainsi, je ne tremblerai pas.
— Tu ne désires pas que les autres sachent que c’est un vrai crâne prêté par ton grand-père ?
— Je le leur dirai, mais je ne désire pas qu’ils sachent qui était le jeune homme, car mon grand-père m’en a dit un peu plus sur lui, maintenant et pas quand j’étais enfant. C’est cela que tu ne dois jamais répéter à personne.
— Je t’ai promis, répétai-je.
— Mon grand-père m’a avoué qu’il a eu des relations homosexuelles pendant sa jeunesse, il a aimé plusieurs autres hommes de son âge, sans le révéler à quiconque. Il s’est ensuite marié à ma grand-mère.
— Il connaissait donc le malade du sida.
— Oui, c’était l’un de ses amants, celui qu’il a le plus aimé, et il a assisté à son agonie quelques années plus tard, en tant que médecin.
— Ton grand-père aurait aussi pu attraper le sida.
— Il a arrêté de sortir avec des hommes avant le début de l’épidémie, sinon je ne serais pas là pour te raconter tout ça. Je ne crois pas qu’ils utilisaient les « Fuck yeah ! ».
— T’a-t-il dit pourquoi il s’est marié à une femme et a renoncé à l’homosexualité ?
— Je ne lui ai pas demandé, peut-être ne le sait-il toujours pas. Je ne sais pas non plus pourquoi il m’en a parlé alors qu’il le cache aux autres membres de ma famille.
Je comprenais maintenant pourquoi Florian était si bouleversé après avoir vu cette pièce, mais je ne savais rien de plus sur lui, il demeurait une énigme. J’hésitai à lui demander s’il était homosexuel, comme avait pu l’être son grand-père, cela n’aurait pas paru déplacé après cette discussion, mais je le fis pas, il aurait pu me retourner la question et je n’aurais pas su que lui répondre.
NDA À Fribourg, les fondues ont deux types de fromage différents : le Gruyère AOP et le Vacherin Fribourgeois AOP, j’ajoute AOP car le Gruyère suisse n’a rien à voir avec le « gruyère d’emmental ». C’est comme si l’on buvait du « Bourgogne du Beaujolais ».
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